CHARLOTTE-ALbertine marat, 
les historiens 
et les collectionneurs
 


CHARLOTTE-ALBERTINE MARAT,

LES HISTORIENS ET LES COLLECTIONNEURS


par Charlotte Goëtz-Nothomb


© POLENORDGROUP


Après le décès de Simonne Evrard en 1824, Charlotte-Albertine vivra encore dix-sept années, rue de la Barillerie, avec la lourde responsabilité de gérer l’héritage des manuscrits et documents de son frère.


I. Legs d’Albertine à sa famille


On est assuré qu’Albertine a transmis dans la branche de Jean-Pierre, son frère cadet, quelques pièces importantes:

- le diplôme de docteur en médecine de l’Université de Sint-Andrews (Ecosse)

- le manuscrit intitulé Conséquences de  Physiologie et de Psycologie (sic).

- la copie du manuscrit de l’Eloge de Montesquieu [1].


L’abondante correspondance familiale des Mara de Genève [2] concerne les descendants de Jean-Pierre et donc, par épisodes, leurs relations avec leur grand-oncle mi-admiré, mi-éloigné. Alors que les sœurs et frères proches de l’Ami du Peuple avaient orthographié leur nom de famille Marat avec le t final, des Marat de Genève obtinrent, après plusieurs démarches, de pouvoir reprendre l’orthographe sarde : Mara. En lisant ces courriers, on apprend qu’en 1837 est né Louis Charles Etzar Marat (3e gén.), fils de Jean-Paul-Darthé Marat et de Jeanne Andrienne Ediger et donc petit-fils de Jean-Pierre. Pendant de longues années, il sera chef de la comptabilité générale de la Société des Forges et Hauts Fourneaux de Denain et d’Anzin. Il quittera ce poste en 1870 et deviendra chef de la comptabilité de la maison franco-américaine Thomson-Houston. Il aura 4 fils et 2 filles: Jeanne, l’aînée, Nadège, la cadette.

Nadège épousera un M. Medley et habitera un certain temps à Mexico. Elle aura un fils: Louis Medley. C’est lui qui vendra au docteur Jean Moutier de Paris [3], le diplôme de médecin de Marat et le manuscrit Conséquences de  Physiologie et de Psycologie (sic). Quant à la copie du Mémoire : Éloge de Montesquieu, elle sera cédée aux descendants de Montesquieu et viendra rejoindre les autres manuscrits de Marat dans la bibliothèque du château de La Brède, avant d’être transférée à la Bibliothèque municipale de Bordeaux.


D’autres documents ou manuscrits sont-ils passés dans la famille? 

Dans l’état des recherches, cette question reste ouverte. Une piste évoque une éventuelle descendance de Charlotte-Albertine, mais aucun élément probant ne la confirme. Il faut se demander ensuite si d’autres sœurs ou frères de Marat ont reçu un legs. Après l’assassinat, trois des enfants Marat ont signé une lettre dans laquelle ils reconnaissent Simonne Evrard comme leur sœur, comme l’épouse de Marat. Outre Albertine et Jean-Pierre, la troisième signataire est Marianne-Françoise, l’aînée de la famille. Elle semble avoir gardé quelques contacts avec Albertine, puisque celle-ci montrait parfois à ses visiteurs une collection d’insectes morts, très bien conservés, qui lui venait de son beau-frère Olivier, le mari de Marianne. D’origine vaudoise, ce dernier vint aussi à Paris en 1793 et chercha à user de l’influence posthume de Marat pour poser sa candidature comme aide-naturaliste au Museum d’histoire naturelle. Marat avait encore une autre sœur, Marie, qui, à Genève, avait épousé Gédéon Brousson, désigné comme tuteur de Jean-Pierre et d’Albertine à la mort des parents. Marat avait aussi trois frères, dont David, le plus connu, l’éminent pédagogue qui vivait en Russie et Henry, vraisemblablement encore Suisse au moment de l’assassinat. David eut deux filles, Marie et Olympiade, avec lesquelles il vécut jusqu’à son décès à Saint-Pétersbourg en 1821 [4]. On ignore encore tout de la descendance de Marie et de celle d’Henry. Quant au destin de Pierre Marat, l’enfant terrible de la lignée, il n’a laissé aucune trace explicite.

La voie familiale ne peut donc pas être exclue a priori dans la recherche de documents manquants.

Et parmi eux, tout particulièrement, ce manuscrit de L’Ecole du Citoyen.


L’Ecole du Citoyen

L’ouvrage est annoncé et présenté pour la première fois en mars 1792, dans le Prospectus édité avec l’appui du Club des Cordeliers. Ce prospectus décrit L’Ecole du Citoyen comme une fusion des morceaux les plus saillants de L’Ami du Peuple et lui donne comme étendue environ 800 pages in-8° en deux volumes. Par la suite, ce travail sera encore évoqué à plusieurs reprises.


En octobre 1792, un nouveau Prospectus, diffusé par le canal des sociétés affiliées à la Société des Jacobins, le décrit comme l’histoire philosophique de la révolution depuis les Etats Généraux jusqu’à l’ouverture de la Convention. La présentation reprend et étoffe les passages du Prospectus précédent mais assigne cette fois à l’ouvrage plutôt 900 pages in-8° en deux volumes. Il faut noter que, dans le calendrier des éditions, non seulement L’Ecole du Citoyen est accompagnée des Chaînes de l’Esclavage, mais que ce dernier ouvrage doit paraître avant, en novembre 1792, L’Ecole, en février 1793. Seules Les Chaînes de l’Esclavage verront le jour en mars 1793.


Une dernière source d’information sur L’Ecole du Citoyen est le procès-verbal de levée des scellés apposés dans l’appartement de Marat au lendemain de sa mort. On y trouve ces deux mentions, dans la liste des documents:


Un sac contenant un ouvrage manuscrit qui devait être intitulé: L’Ecole du Citoyen, ou Histoire secrète des machinations de la Cour, de l’Assemblée constituante, du Club monarchique, des généraux et des principaux ennemis de la liberté qui ont figuré dans la Révolution.

[…]

Plusieurs feuilles détachées, manuscrites et imprimées, qui paraissent relatives à l’ouvrage ci-dessus, L’Ecole du Citoyen.


Dans l’esprit de Marat, Les Chaînes et L’École devaient constituer une entité cohérente où une démarche somme toute «pédagogique», de formation politique affrontait la question de la servitude, divers épisodes de la Révolution française se présentant comme des révélateurs de processus souvent subtils.


II. La pression des historiens et des collectionneurs. Les décisions d’Albertine.


A partir des années 1815-1820, Albertine sera de plus en plus sollicitée par les historiens et les collectionneurs. L’autographe était devenu un objet de collection très prisé. Les grands amateurs ont constitué des cabinets, les amateurs modestes se contentant de lettres isolées et de notices. Des lettres achetées quelques centimes entre 1800 et 1815 ont pris de la valeur. Pour certaines personnes, il s’agit de valeurs de placement. Des documents apparaissent ainsi quatre ou cinq fois sur le marché des ventes publiques. La «Collection corrigée» des Journaux de Marat est un bon exemple de tels périples.

Rappelons qu’en ce qui concerne Marat, outre les textes sur lesquels Albertine veille scrupuleusement, des lettres, leurs réponses, des textes manuscrits ont aussi été enlevés lors des nombreuses saisies qui jalonnent la carrière de l’Ami du Peuple. Que sont-ils devenus ? Dans certains cas, on les retrouve, parfois découpés en parcelles, dans les ventes publiques. Ce phénomène se produit encore de nos jours et les commentaires des catalogues insistent toujours sur la rareté de tels documents. Poser ce contexte ne revient pas à jeter la suspicion sur les intentions de tous les collectionneurs, mais souligne la réalité de relations complexes.


M. Goupil-Louvigny, ami d’Albertine, donnera à François Chèvremont [5] des indications sur le contexte dans lequel Albertine est plongée.


«Recevait-elle la visite d’un inconnu ? Préalablement, elle lui faisait donner par écrit son nom, son adresse, sa profession, etc., lui déclarait sans détours qu’elle ne voulait recevoir qui que ce soit sans ces sortes de formalités; ensuite, elle leur disait avec le même sans façon qu’elle leur ferait savoir s’ils pourraient se présenter à nouveau. Le brave colonel Maurin a dû s’y conformer comme les autres. Je me prêtais volontiers pour elle à obtenir les renseignements qui les faisaient ou agréer, ou refuser. Elle mettait ainsi à nu sa nature soupçonneuse, ce qui rebuta souvent nombre de visiteurs.

Parmi les personnages connus qui ont eu accès chez elle, à ma connaissance (une ou deux fois peut-être, trois fois au plus) jusque la fin de 1837 figuraient Esquiros, Villiaumé, Raspail, le colonel Maurin, Mathon ou Matton.»


Albertine accueille donc, mais toujours avec méfiance, des passionnés de l’époque, historiens ou collectionneurs – qui se révéleront tantôt sérieux, tantôt peu scrupuleux. Sa préoccupation permanente, étant donné son âge, est de réserver un avenir aux travaux de son frère, et surtout de trouver des interlocuteurs fiables pour d’éventuelles éditions.

De quelles informations disposons-nous pour approcher le destin de certains ouvrages de Marat ?


Le roman de Marat : Les Aventures du jeune comte Potowski

Albertine fait un legs par affection au jeune Goupil-Louvigny, qui lui a témoigné beaucoup de sollicitude et d’aide dans sa solitude. Elle lui donne le manuscrit du seul roman de jeunesse de Marat, Les Aventures du jeune comte Potowski. Malheureusement, ce texte fera assez rapidement l’objet d’une saisie par la police de Louis-Philippe.

M. Goupil-Louvigny raconte l’épisode dans une lettre à François Chèvremont :


«Sous le gouvernement ‘paternel’ de Louis-Philippe depuis 1834, j’ai eu à subir de nombreuses persécutions et un grand nombre de visites domiciliaires dirigées avec un acharnement et un aveuglement injustifiables. Jusqu’alors, j’avais été très sympathique à Mlle Marat ; ces vexations achevèrent de l’intéresser entièrement à moi. À cette époque, elle m’avait confié ce manuscrit de la main de Marat avec notes, ratures, surcharges, interlignes, etc. etc., réunis en une seule liasse. Ce manuscrit, beaucoup d’autographes et pièces curieuses m’ont été saisis, et les poursuites qui avaient motivé ces rigueurs ayant été suivies de non-lieu, j’ai vraiment fait les réclamations les plus énergiques pour en obtenir la remise. […] moi, jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans, mal noté, sans protecteur et sans argent, je dus renoncer à la lutte.

Je me demande par quels moyens avouables, Monsieur Paul Lacroix, que je n’ai jamais connu que par ses travaux littéraires, a pu être mis en possession de ce manuscrit d’une manière honorable.»


En effet, le manuscrit du roman resurgit une première fois lors d’une vente publique, les 11-16 mars 1843 (commissaire priseur : M. Commendeur, expert : M. Charavay). Puis, le 15 août 1847, le texte paraît en feuilleton dans le Musée littéraire du journal Le Siècle, avec une notice intitulée «Marat philosophe et romancier - Introduction à un roman de cœur du conventionnel Marat, l’Ami du Peuple, ouvrage inédit, intitulé Aventures du jeune comte Potowski et signé Paul Lacroix, conservateur à la bibliothèque de l’Arsenal, et plus connu sous la dénomination du «bibliophile Jacob».


Dans cette notice, Paul Lacroix écrit :


«L’authenticité de cet ouvrage inédit de Marat est incontestable: le manuscrit original, entièrement autographe, est resté pendant plus d’un mois exposé dans les bureaux du SIÈCLE, où le public a été admis à le voir; il n’y avait pas de doute possible pour quiconque connaît l’écriture de l’auteur. Ce manuscrit qui, depuis 10 ans, était entré dans la bibliothèque de M. Aimé Martin, figure sous le  n° 713 du catalogue de cette précieuse bibliothèque et doit être vendu aux enchères publiques le 25 novembre prochain.»


Un autre passage tente d’expliciter les circonstances dans lesquelles le manuscrit a pu établir domicile dans les bureaux du Siècle. M. Paul Lacroix signale comme visiteurs d’Albertine, MM. Hauréau, de la Bédollière, le colonel Maurin, et enfin Aimé Martin. Et il prétend que ce dernier aurait «acheté» à Albertine Les Aventures. Une version bien éloignée de ce que dit M. Goupil-Louvigny et contraire à la perspicacité comme à l’éthique de la vieille dame !

Car il est bien peu favorable à Marat, cet Aimé Martin, décrit avec sympathie par Paul Lacroix !


«Aimé Martin était un esprit doux, tendre et honnête; il n’avait jamais tourné les yeux vers la période révolutionnaire que pour en détester les agents et que pour en plaindre les victimes. Le nom de M. Marat lui inspirait un invincible dégoût, il le cachait même sous un air froid et poli, quand il se rendait chez la sœur du monstre, comme il le désignait avec une énergique indignation. Qu’allait-il faire dans cette maison ? Aimé Martin était, avant tout, bibliophile, autographile, amateur et collectionneur de livres et autographes. Or, c’était aux manuscrits de Marat qu’il en voulait, et un jour (il fallut sans doute qu’Albertine eût bien faim, pour vendre la dépouille littéraire de son frère), il emporta sous son bras le volume autographe qui l’empêchait de dormir depuis qu’il en avait appris l’existence: un roman inédit, un roman de cœur, inventé, pensé, écrit par Marat : Les Aventures du jeune comte Potowski. Une fois légitime propriétaire de ce singulier trésor, Aimé Martin se dispensa de fréquenter le petit club d’Albertine, qui mourut peu de temps après en distribuant les papiers du sacré cœur de Marat. […]

Aimé Martin s’est toujours refusé à publier cet ouvrage remarquable à différents titres, malgré nos instances; il nous permit, toutefois, de l’examiner et nous en signala même les passages les plus singuliers […]»


La crédibilité comme l’honorabilité du «bibliophile Jacob» sont mises ici à rude épreuve. D’autant qu’Albertine confiait les manuscrits de son frère et qu’aucun d’eux n’a été mis en vente ou n’est publiquement apparu avant son décès. Comment M. Aimé Martin l’aurait-il eu depuis dix ans dans sa bibliothèque? Pourquoi antidater un tel achat si ce n’est pour le faire remonter avant la mort d’Albertine? Ce «bibliophile Jacob» avait sans doute de bonnes raisons d’orienter l’historique dans ce sens, puisque c’est lui qui éditera le roman en 1847-1848, avec une introduction de la même eau. Le manuscrit, lui, sera signalé dans la collection Lucien Scheler et tout récemment, un de nos lecteurs nous a signalé en avoir retrouvé la trace sur le site www.museedeslettres.fr/public/recherche. [6]


Des Collections de Journaux de Marat annotés en vue d’une réédition

1. Une importante collection annotée et corrigée des Journaux de Marat a été léguée à Nicolas Villiaumé (1818-1877). Pour une fois, Albertine fait confiance à un jeune historien français qui lui a juré qu’il assurerait une réédition. Ce fait se passe six ans avant sa mort et il ne s’agit nullement d’une vente. Sur cette collection qu’il reçoit par amitié et sous condition, Nicolas Villiaumé apporte des précisions : 


«Celle-ci [cette collection], dans laquelle Marat a intercalé des notes et les manuscrits qui n’avaient pu paraître à cause du bris de ses presses, est en possession de l’auteur, à qui la sœur de Marat l’a transmise en 1835. Certains d’entre eux étaient devenus tellement rares que Marat eut beaucoup de peine à se les procurer. Sur l’un d’eux, il a écrit de sa main : ‘Ce numéro qu’il m’avait été impossible de me procurer, après la fracture de mes presses, a été retrouvé dans la collection de d’Anglemont, guillotiné en août 1792.’

La collection forme 12 volumes in 8° d’environ 700 pages.» [7]


Dans leur Histoire parlementaire de la Révolution française, éditée en 1836, MM. Buchez et Roux notent :


L’exemplaire préparé par Marat pour la réédition de son journal a été conservé par ses héritiers et se trouve en ce moment entre les mains d’une personne qui a bien voulu nous communiquer ces renseignements. [8]


Au moment où il va se dessaisir du legs qui lui a été confié, Villiaumé se servira des notations de Buchez et Roux pour authentifier les documents.


«La notice biographique et bibliographique qu’on voit sur Marat dans lHistoire parlementaire, au tome XXVIII, p. 304, fut écrite en 1836 par Roux-Lavergne et par moi, sur le vu de ma collection, du vivant d’Albertine, qui en reconnut l’exactitude, sauf les fautes d’impression de cette notice.»


Nous sommes maintenant en 1859. Nicolas Villiaumé vend la collection pour 2.000 francs à un riche amateur, M. Félix Solar mais, dès l’année suivante, en décembre 1860-janvier 1861, le lot est remis sur le marché à Paris en même temps que l’ensemble de la bibliothèque de M. Solar. C’est le libraire Techener qui dresse le catalogue de cette vente qui aura pour effet de donner de la publicité à la collection. François Chèvremont aura ainsi l’occasion de l’examiner et d’en faire un commentaire. Elle sera ensuite acquise pour la somme de 1.500 francs par le prince Napoléon, dans la bibliothèque duquel Eugène Hatin la consultera à son tour.

Dans les années qui suivent, la collection passe de main en main, dans celles du libraire Fontaine d’abord, qui s’efforce de lui trouver un acquéreur parmi les institutions publiques françaises (Bibliothèque nationale, Musée Carnavalet…). Comme aucun crédit n’est débloqué, c’est à nouveau un collectionneur privé, M. Nadaillac, qui en fera l’acquisition.

En janvier 1885, les 12 volumes sont une nouvelle fois mis en vente à l’Hôtel Drouot. De nouvelles interpellations sont faites aux institutions publiques françaises [9]. Sans succès. Vendus aux enchères, les 12 volumes prennent alors le chemin de l’Ecosse, où ils resteront jusqu’en août 1990 dans la bibliothèque des comtes de Rosebery.


Par un patient travail de recoupements, une sorte d’enquête à la Sherlock Holmes, les chercheurs de POLE NORD, Charlotte Goëtz-Nothomb et Jacques De Cock en ont retrouvé la piste et, grâce à la collaboration efficace du directeur de la Bibliothèque nationale, à Edimbourg, feu M. Patrick Cadell, ils ont pu consulter la totalité de la collection et intégrer les corrections et précisions apportées par Marat dans leur édition des Œuvres Politiques 1789-1793, Bruxelles, éd. POLE NORD, 1988-1995. Souvent désignés maintenant sous l’appellation de «Collection corrigée», les volumes seront remis en vente à Sotheby’s – Londres, le 20 novembre 1990 et enfin acquis par la Bibliothèque nationale de France, (BnF) où ils peuvent être consultés à la Réserve précieuse.

L’acquisition par la BnF s’appuie sur l’authentification faite par les chercheurs de POLE NORD dans le «Chantier Marat 1: Marat corrigé par lui-même».

Ce que les chercheurs de POLE NORD ont retrouvé se révèle, après analyse [10], un impressionnant document en chantier – comportant donc de multiples apports et des manques, du désordre et des éléments hétérogènes – mais qui, dans le contexte d’une réédition des Œuvres, se révèle d’un très grand intérêt. Comment l’interpréter ? Au milieu de sa vie très tumultueuse, Marat revient sur son Journal.

Il le corrige, il l’amende, il l’annote. Les corrections ne portent donc pas uniformément sur l’ensemble de la collection, par l’effet d’un travail mécanique, mais elles s’espacent ou se concentrent en fonction des périodes et de l’intérêt politique que Marat porte à certains passages. Ce qui explicite aussi pourquoi la collection du Journal de la République française et du Publiciste n’est pas révisée.


2. On ne peut pas non plus rejeter l’hypothèse qu’Albertine détenait d’autres collections (avec ou sans corrections de Marat) des Journaux. M. Goupil-Louvigny, dans sa correspondance, signale encore, comme visiteur «très honorable», un jeune étudiant en droit appelé Matton ou Mathon à qui, par son entremise, elle en aurait cédé une autre. Matton était, écrit Goupil-Louvigny, un parent de Lucie Desmoulins. Il aurait déjà republié Le Vieux Cordelier et Albertine pensait qu’il aurait mieux valu qu’il choisisse les Révolutions de France et de Brabant. On ne sait rien de plus sur cette autre collection.

 

3. Un cahier d’une centaine de pages, comprenant des numéros non publiés, principalement d’octobre-novembre 1789, est passé, lui, des mains du colonel Maurin dans celles du comte de La Bédoyère et, à la mort de ce dernier en 1862, a été racheté par la Bibliothèque Nationale qui a acquis tout le Fonds La Bédoyère. Dans le catalogue de cette vente, rédigé par le libraire France, père d’Anatole France, on peut lire :


3095. MARAT (J.P.)

Numéros de L’Ami du peuple, avec ratures, corrections et additions de la main de Marat. Plus de 80 p. in-8° entièrement manuscrites, sans compter de nombreuses notes en marge des numéros imprimés.

Les mêmes numéros, mis au net par une main inconnue.


Ce cahier – dont l’existence est connue depuis les années 1920 – a longtemps troublé les chercheurs qui se sont demandé s’il ne s’agissait pas d’une nouvelle collection corrigée par Marat.

Dans le tome I des Œuvres Politiques de Marat, publiées par POLE NORD (1988-1995), ce manuscrit du Fonds La Bédoyère est réintégré à sa place et on voit alors clairement qu’il consiste principalement en une série d’Amis du Peuple réécrits par Marat fin novembre 1789, afin de remplacer les numéros 28 à 40, publiés en son absence et dont il était fort insatisfait. [10]


Le rendez-vous - finalement manqué - avec François-Vincent Raspail

Avant sa mort, Albertine, si méfiante soit-elle, cherche et cherche encore à transmettre à des personnes de confiance des documents de Marat, toujours en sa possession. En 1835, c’est-à-dire au même moment où elle se fie à Nicolas Villiaumé, elle convoque F.-V. Raspail. Celui-ci a vécu les Trois Glorieuses – 29, 30 et 31 juillet 1830 et a été sérieusement blessé sur les barricades. Après ces événements, il fonde un journal Le Réformateur et préside la Société des Amis du Peuple, dissoute en 1832 par le nouveau pouvoir qui le condamnera à un an et demi de prison. Raspail est aussi connu par son activité comme médecin et auteur de travaux sur la chimie organique.

Il a fait lui-même le récit de sa rencontre avec Albertine Marat dans ses Nouvelles Etudes scientifiques et littéraires, en titrant l’épisode «Anecdote d’il y a près de trente ans» [11] :


«Nous sommes en 1835, quelques jours avant l’attentat organisé par les petits ministres de Louis-Philippe contre la foule, pour faire croire à ce qu’on avait fini par ne plus croire, à un attentat contre la vie de ce roi citoyen qui ne s’est jamais fait faute d’attentats contre les libertés et contre la vie de ses concitoyens eux-mêmes.

Un soir que j'étais occupé à rédiger l’article de fond pour Le Réformateur du lendemain, un inconnu insista pour me voir; il venait m'inviter de la part d'une vieille demoiselle, laquelle avait à me parler d'un projet qui m'intéressait autant qu'elle; cette vieille demoiselle n'était rien moins que la sœur de Jean-Paul Marat. Je ne crois pas avoir été à cette époque le seul à ignorer que Marat avait une sœur qui avait survécu à la tourmente contre-révolutionnaire.

Je me rendis à l'invitation le lendemain dans l'après-midi; Mademoiselle Marat logeait dans une maison du coin de la rue de la Barillerie (à droite en venant du faubourg Saint-Jacques) dont un épicier occupait le rez-de-chaussée; je suivis le couloir qui n'avait pas de portier, je grimpai jusqu’au cinquième étage et je trouvai là notre vieille demoiselle qui m'ouvrit elle-même la porte et m'introduisit dans une pièce un peu obscure, mais proprette dans tout son vieux ameublement.»


Raspail écrira que la vieille dame lui aurait marqué de la sympathie et signifié son intention de lui céder des papiers de son frère. Il se disposait à venir les chercher, quand la police l’arrêta. A sa sortie de prison, bien plus tard, il essaya, mais en vain, de retrouver la trace d’Albertine ou des autres habitants de l’immeuble.


Un passage obligé : la collection du Colonel Maurin

La collection des Placards

Les détracteurs n’ont pas manqué d’attribuer à la cupidité ou à la sénilité d’Albertine une certaine dispersion des documents de Marat, mais cette fable est contredite par les témoignages de tous ceux qui l’ont approchée. Jusqu’à sa mort, elle continuera inlassablement à garder son autonomie, travaillant très longtemps pour assurer sa survie et cherchant avec circonspection à placer efficacement les documents de son frère.

Le colonel Maurin joue un rôle dans le destin de l’héritage de Marat. Lui aussi a rendu visite à Charlotte-Albertine, mais on ignore quand et comment il a pu acquérir ses précieux documents.

Dans un article sur «Le comte de la Bédoyère», l’écrivain Anatole France a laissé une description pittoresque du colonel :


«Les collectionneurs se rappellent la petite maison de la rue des Boulangers Saint-Victor où le vieux colonel vivait enseveli dans un amas de choses précieuses et mortes. On longeait le mur d’un petit jardin où les abricots mûrissaient en espaliers, et on entrait dans des salles sombres où des débris de tous les pays et de tous les temps se confondaient sous un voile épais de poussière grise, poussière sacrée que le colonel Maurin défendait qu’on enlevât jamais. On voyait là l’échelle de Latude, des sarcophages égyptiens avec leurs momies, des verres de Venise, des olifants d’ivoire, des bancs d’œuvres dont les miséricordes, sculptées d’ânes et de porcs, soutenaient des Diane et des Vénus au lieu de chanoines; on y voyait des insignes révolutionnaires, piques, médailles, plaques, boutons; de très patriotiques montres en bois, des pierres de la Bastille taillées par le patriote Palloy, mille choses. Michelet se souvient d’y avoir contemplé, ému, un portrait en miniature de l’aimable Lucile Desmoulins. Il demande ce qu’est devenue cette charmante relique.

Il y avait aussi une quantité considérable de documents imprimés sur la Révolution française; c’est cette partie du Musée Maurin qui passa toute entière à l’hôtel La Bédoyère.»


Maurin avait réuni tous ces textes et témoignages du passé en fouineur, avec des moyens limités et à une époque où les documents sur la Révolution n’intéressaient encore personne. Concernant Marat, la collection Maurin se révèlera passionnante et on comprend le regret de François Chèvremont de ne pas l’avoir connu. Il est certain que la «nouvelle série» manuscrite de L’Ami du Peuple d’octobre-novembre 1789 et un exemplaire remanié des Découvertes sur la Lumière se sont retrouvés dans ses mains en 1843. Au moment de sa mort, tout fut dispersé à la vitesse de l’éclair, sans catalogue. Chèvremont, qui s’est intéressé au personnage, découvrira qu’on a fait une vente publique bâclée, «sur simple notice et par généralités», ce qu’il trouve honteux étant donné la valeur des lots. Ainsi, il pense que la collection des sept Placards de Marat [12] qu’il acquerra du libraire Charavay provenait des fonds du colonel Maurin.


François Chèvremont assurera leur réédition à son compte sous le titre Placards de Marat, l’Ami du Peuple par François Chèvremont, le bibliographe de Marat, Chez l’auteur, 56 avenue de Clichy, Paris, 1877. Et dans la Notice bibliographique qu’il compose sur les Œuvres de Marat, il écrit :


«La collection complète des placards de Marat connus jusqu’à ce jour se compose de sept feuilles isolées ou affiches in-folio plano, imprimées en petit texte. Ceux des 28-30 août, 2-8 septembre sont imprimés en trois colonnes, sur papier bis; celui du 10 septembre en quatre colonnes sur papier bis; celui du 18 septembre en trois colonnes, sur papier gris-bleu; enfin celui du 20 septembre en trois colonnes sur papier jaune-ocre. Leurs titres, auxquels nous avons conservé la disposition primitive, sont en grandes capitales de 43 millièmes pour celui du 28 août et de 28 millièmes pour tous les autres; les sous-titres également en lettres capitales, sont relativement moins grands. Pour compléter l’ensemble caractéristique de ces Placards, la hauteur est de 550 sur 445 millièmes pour le plus grand; de 445 sur 350 millièmes pour le plus petit, en toutes marges. Ils proviennent de la collection complète des Œuvres politiques de Jean-Paul Marat, que sa veuve Simonne Evrard, se disposait à réimprimer, le 12 brumaire, an 3ème et qui fut interrompue par un décret de la Convention, en date du 4 ventôse, an 3ème. Après la mort de Simonne, 24 février 1824, cette collection et tout ce qui avait appartenu à son époux, devint la propriété d’Albertine Marat, belle-soeur, amie et compagne de Simonne.


Lorsqu’il publie son livre Marat. Index du bibliophile, il y démontre

«[…] combien est regrettable la lacune, causée dans le journal L’Ami du Peuple, par les publications grand in-folio plano de Marat durant la période électorale de 1792.»

Et il poursuit :

«[…] nous avons pris l’engagement de faire réimprimer, sous même format que les numéros dudit journal, la collection complète des rarissimes Placards de Marat, l’Ami du Peuple, au nombre de sept seulement, toujours confondus par les biographes avec les écrits spéciaux ou pamphlets politiques, tels que Infernal projet des ennemis de la Révolution On nous endort, c’est un beau rêveL’Affreux réveil – L’Ami du Peuple aux fédérés des 83 départements – L’Ami du Peuple aux Français patriotes, etc., publiés sous format in-octavo, mais jamais en placards.» 


Quelques informations sur un visiteur anglais

L’ex-ministre anglais John Wilson Croker, par l’intermédiaire duquel s’est formée la très riche collection des Revolutionary Tracts du British Museum, a fait deux voyages à Paris en 1817 et en 1831. C’est au cours d’un de ces voyages qu’un ancien collaborateur de Marat, le libraire Colin - celui-là-même dont Marat dit dans son Journal qu’on peut trouver chez lui «sous la voûte du Louvre», la collection des 400 premiers numéros de L’Ami du Peuple - lui fit faire la connaissance d’Albertine.

Comme Croker ne cite pas Simonne Evrard dans les Crokers Papers [13], l’épisode se rapporte plus vraisemblablement à son deuxième voyage à Paris, en 1831 et conforte l’idée qu’Albertine a surtout été «cultivée» par les collectionneurs et amateurs de documents historiques pendant les dix dernières années de sa vie.

Bien plus tard, en 1854, peu avant la mort de Croker, le responsable des imprimés du British Museum, J. Winter Jones, poussé par Louis Blanc qui travaille à ce moment à son Histoire de la Révolution sur base des F tracts, transmet à J. W. Croker une question de M. Panizzi, directeur et bibliothécaire principal du Museum.


«M.Panizzi me demande de vous présenter ses compliments et de vous demander si vous avez une quelconque objection à lui dire le nom de la personne chez qui vous vous êtes procuré la première collection de pamphlets relatifs à la Révolution française dont vous avez doté le Museum. Il a compris de ce vous lui avez dit que vous les aviez achetés du libraire de Marat. M.Panizzi pense juste que vous sachiez que c'est Louis Blanc qui souhaite cette information et qu'il pourrait souhaiter la rendre publique, dans la mesure où en France ils doutent de son affirmation qu'il ait trouvé une telle collection en Angleterre.»


La réponse de Croker est du plus grand intérêt, même si elle ne dit pas clairement s’il a obtenu des documents de la part d’Albertine.


«Soyez aimable de dire à M. Panizzi, avec mes compliments, que ma collection de pamphlets révolutionnaires consiste en deux parties. La première a été formée par moi-même de différentes sources parmi lesquelles la plus copieuse fut un vieux bouquiniste du nom de Colin, qui avait été l’imprimeur ou l’éditeur de Marat et qui avait en quelques petites pièces sombres une immense quantité de brochures des premiers jours de la Révolution. Il avait dix, vingt, cinquante exemplaires du même pamphlet dont je voulais en acheter un, évidemment. Mais j’en ai acheté, je pense, plusieurs milliers d’autres dont il n’avait qu'une seule copie. Ce qu’il avait le moins, c’était les œuvres de Marat, même celles qu’il avait imprimées lui-même - chose qu’il rapportait comme assez naturelle - vu qu’il y avait eu des époques où il pouvait être passablement hasardeux de les posséder. Malgré qu’il ait été un ami et, je suppose, un admirateur de Marat, je le trouvai une honnête vieille personne, intelligente dans ses petites affaires. Ce fut par lui que je trouvai la sœur de Marat, sa copie conforme, comme disait Colin, comme «deux gouttes d'eau». Elle était très petite, très laide, très âpre (sharp) et une grande politicienne. Son mode de subsistance apparent était de faire des aiguilles de montre, mais elle me dit qu'elle était assez à l'aise in her circumstances et je la soupçonnai ou vit des raisons de suspecter qu’elle avait quelque aide charitable secrète.» [15]


III. La mort d’Albertine


Selon l’extrait des registres de l’état civil – Actes de décès du neuvième arrondissement de Paris, Albertine mourut le  31 octobre 1841, 34 rue de la Barillerie.


Le journal Le Siècle du 6 novembre 1841 publie l’annonce suivante


«La sœur du fameux Marat vient de mourir, à l'âge de 83 ans, dans un grenier de la rue de la Barillerie, et n’ayant près d’elle, à son lit de mort, qu’un épicier, son seul héritier, et une portière, l’unique amie qui lui fût restée.

Cette dame dont les traits fortement caractérisés rappelaient la figure de son frère, vécut longtemps du produit de la fabrication des aiguilles de montres, ouvrage où elle excellait, dit-on.

Les infirmités venues avec l’âge, elle était tombée dans le dénuement. Quatre voisins et amis ont accompagné sa dépouille mortelle jusqu'au cimetière.»


M. Goupil-Louvigny n’a pas revu Albertine les toutes dernières années de sa vie en raison d’un départ à l’étranger. François Chèvremont lui écrit :


«Sur vos indications, j’ai recherché sur l’acte de décès d’Albertine si votre compatriote et ami, M. Pillon (ou Pillou) avait assisté Albertine jusqu’à sa dernière heure; j’en ai acquis la consolante certitude en le voyant figurer, comme un des témoins dans la déclaration du décès. À cette époque, Le Siècle publia dans ses colonnes la fin douloureuse de cette femme toute dévouée; mais le cœur me saigna quand je vis que le débris d’un si grand courage n’eut pour cortège que trois ou quatre personnes et, pour lieu de repos, la fosse commune.»


IV. Un témoignage post mortem sur Charlotte-Albertine Marat


L’ouvrier Constant Hilbey, fervent défenseur de Marat, prendra, après sa mort, des contacts auprès d’habitants de l’immeuble, qui avaient connu Albertine et l’avaient entourée dans ses dernières années.

En 1847, sa femme rencontre une vieille demoiselle qui avait connu Albertine, rue de la Barillerie, elle-même y habitant au 2e étage, au-dessus de l’entresol, porte à gauche.

Voici le compte-rendu de leur conversation [15], que le lecteur appréciera dans ses nuances très concrètes, mais avec la prudence qui doit entourer toute expression subjective, empreinte de «l’esprit du temps» :


-Pardon, Madame, de vous déranger, mais on m’a dit que vous aviez connu Mademoiselle Marat, et je désirerais avoir sur elle quelques renseignements.

-Asseyez-vous, je vais vous dire ce que je sais.

-Je vous demanderai d’abord comment elle vivait.

-Elle n’était pas heureuse, et elle est morte dans le plus grand dénuement.

-On m’a dit que sa belle-sœur, Madame Marat, vivait avec elle.

-Oui, Madame, elle est morte ici.

-Quel genre de femme était-ce ?

-Oh ! Madame, c’était une excellente femme. Vous savez, on l’appelait Madame Marat, mais ce n’était pas sa femme, c’était sa bonne. Cependant je vous assure qu’elle n’avait pas l’air d’une bonne ; elle était très distinguée ; elle ne parlait jamais à personne. Cette pauvre femme, elle est morte à la suite d’une chute qu’elle a faite dans l’escalier.

-Était-elle belle ?

-Belle !… elle était très bien ! elle était d’une douceur angélique.

-Travaillaient-elles pour vivre ?

-Madame Marat ne travaillait pas. Mademoiselle Marat faisait des aiguilles de montres ; elle en a même fait pour mon frère et pour mon parrain. Madame Marat faisait le ménage.

-Ont-elles demeuré longtemps dans cette maison ?

-Mademoiselle Marat y est restée environ quarante ans ; sa sœur est morte bien avant elle. Voici comment elles sont venues ici : elles avaient loué sous le nom des demoiselles Albertine. Un jour, on frappe à notre porte, ma mère va ouvrir, on demande Mademoiselle Marat. Je ne vous cacherai point, Madame, que ma mère avait horreur de ce nom Marat, qui avait fait guillotiner tant de monde… Ma mère reçut fort mal la personne et lui dit qu’il n’y avait pas de locataire de ce nom dans la maison. La personne insista et dit comment étaient les deux dames. Oui, dit ma mère, nous avons deux personnes pareilles à celles que vous me dépeignez, mais ce sont des demoiselles Albertine ; elles demeurent au quatrième au-dessus de l’entresol, la porte à droite. Le lendemain, ma mère fit venir l’épicier d’en bas : «Qu’est-ce que c’est, dit-elle, nous avons donc du Marat chez nous ? vous avez loué à des demoiselles Marat !!!»

-«Mais non, Madame, j’ai loué à des demoiselles Albertine !». Plus tard, comme c’étaient des personnes fort tranquilles, on se saluait sur l’escalier… Mon père et mon parrain leur ont donné de l’ouvrage, mais ils ne se parlaient pas. Ce n’est qu’après la mort de mes parents que j’ai connu Mademoiselle Marat qui, alors, venait très souvent chez moi. C’était une femme d’un grand esprit ; pour les idées, c’était un homme. Elle disait : «Vous aurez une Révolution terrible.» - «Ah ! Mademoiselle Marat, ne me dites pas cela, vous savez que je n’aime pas les Révolutions.» - «Que vous les aimiez ou que vous ne les aimiez pas, vous en aurez une.» - «Ah ! mon dieu! vous allez encore me bouleverser.» C’est vrai, Madame, elle me bouleversait et quand je le disais à mes connaissances, on me répondait : «Pourquoi la voyez-vous ?»

-Elle était méchante, Mademoiselle Marat ?

-Ah ! elle était méchante, oui ; et cependant, elle était très bonne… quand elle ne parlait pas de politique… c’était une femme très agréable, qui savait parler sur tout. Elle avait des choses fort curieuses ; elle avait un portrait de Marat par David ; elle avait un portrait de Madame Marat, qui était fort joli ; elle me disait souvent : «Je brûlerai ce portrait.»  -  «Oh, Mademoiselle Marat, ce serait dommage, il est si bien !» - «À qui voulez vous que je donne ce… ?»

-Savez-vous si elle l’a brûlé ?

-Je ne le sais pas, mais je le crois, car quand elle disait qu’elle faisait une chose, elle le faisait.

-Qui a hérité d’elle ? Le savez-vous ?

-C’est le gouvernement. Elle n’avait plus de parents. Sur la fin de ses jours, elle regrettait beaucoup son pays, elle était de Genève. Elle était venue à Paris après la mort de son frère, sur les sollicitations de Madame Marat qui lui avait écrit lettre sur lettre pour la prier de venir remplacer son frère auprès d’elle. Un jour, je lui dis : «Mais, Mademoiselle Marat, vous dites que vous êtes venue à Paris après la mort de Marat, cependant, j’ai lu un livre où l’auteur dit que vous avez assisté à sa noce avec votre frère.» - «Il en a menti ! Madame, me répondit-elle.» Et, voyez-vous, Mademoiselle Marat était incapable d’un mensonge. Elle avait un œil !… on ne pouvait pas soutenir son regard ; elle lisait tout ce que vous aviez dans l’âme…Elle avait une figure d’homme ; elle disait : «Mes camarades n’ont jamais été jalouses de moi, j’étais trop laide pour ça.»

-Je vous remercie, Madame, de ces détails.

-Ça ne le mérite pas. Je ne sais pas pourquoi, je n’avais jamais entendu parler de Marat comme on en parle maintenant.

-Ah ! on en parle beaucoup, de Marat ?

-Mais oui, et en bien. Je n’avais jamais entendu que du mal de Marat.

-Alors, on en parle en bien ?

-Mais oui, Madame. Chez les libraires, on ne voit que Marat, partout Marat ; je n’avais jamais vu ça.



NOTES

[1] Voir sur ce site - Marat et les Académies de province -  des précisions sur ce Mémoire que Marat a transmis en 1785 à l’Académie de Bordeaux pour un concours en hommage à Montesquieu.

[2] Archives de l’Etat de Genève.

[3] Voir sur ce site la reproduction photographique de ce diplôme, faite avec l’autorisation de M. Moutier.

[4] Voir sur ce site l’article consacré à David Marat (De Boudry).

[5] Lire sur ce site une grande partie de cette Correspondance entre François Chèvremont et M. Goupil-Louvigny.

[6] Les Aventures du jeune comte Potowski ont été rééditées à Paris en 1989, chez Renaudot et cie, avec une Introduction et des notes de Claire Nicolas-Lelièvre.

Ce roman de Marat a donné lieu à une spéculation sur un autre ouvrage Les Lettres polonaises qui lui est toujours indûment attribué, ayant encore été republié sous son nom chez Honoré Champion en 1993. Sur cette fausse attribution, lire l’article de François Chèvremont : «Lettres polonaises», Revue des Sciences et des Lettres, Paris, 1890 et voir l’avis de Claire Nicolas-Lelièvre.

[7] Villiaumé Nicolas, Histoire de la Révolution française, 4 vol., Paris, 1850-1851. BnF 8°La32 268

[8] Buchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, tome XXVIII, Paris, 1836, p. 304.

[9] Entre autres dans le journal La Justice du 3 janvier 1885. Alphonse Aulard collaborait à cet organe, il y soutiendra l’appel de F. Chèvremont qui demande plus de vigilance aux conservateurs des bibliothèques publiques auxquels il vient, lui, d’offrir sans succès son impressionnante collection de documents et objets sur Marat.

[10] Voir le Document : «Manuscrit du Fonds La Bédoyère», dans la partie Guide de lecture des Œuvres Politiques de Marat 1789-1793, Bruxelles: Editions Pôle Nord, Bruxelles, 1988-1995, pp. 82*-85*.

[11] Raspail F.-V., Nouvelles  Etudes scientifiques et littéraires, Paris, 1875, pp. 279-283.

[12] Les sept Placards édités par F. Chèvremont ont pour titres : Marat l’ami du peuple à ses concitoyens (28 août 1792), Marat l’ami du peuple aux amis de la patrie (30 août 1792), Marat l’ami du peuple à Louis-Philippe Joseph d’Orléans, prince français (2 septembre 1792), Marat l’ami du peuple aux bons Français (8 septembre 1792), Marat l’ami du peuple à ses concitoyens les électeurs (10 septembre 1792), Marat l’ami du peuple aux amis de la patrie (18 septembre 1792), Marat l’ami du peuple à maître Jérôme Pétion, maire de Paris (20 septembre 1792).

[13] The Croker Papers, ed. L. Jennings, London, 1884, tome 2, p. 500-501.

[14] Brodhurst Audrey C., «The French Revolution Collections in the British Library», British Library Journal, 1976, vol. 2, n° 2, p.138-158.

[15] Ce dialogue a été imprimé en 1847, dans la brochure in-8° de 86 pages, intitulée Marat et ses calomniateurs ou Réfutation de l’Histoire des Girondins de Lamartine, par Constant Hilbey, pp. 59-61.

La rue de la Barillerie, au moment de sa démolition en 1859,

pour construire le boulevard de Sébastopol