TEXTES TRANSMIS PAR LECTEURS ET ANIMATEURS


COMMENT MARAT DEVIENT

lAMI DES HUMAINS


par Charlotte Goëtz-Nothomb - 2016


© POLENORDGROUP

 


Avant 1772, de nombreux indices plaident pour la rédaction d’un texte qui restera le seul roman de Marat : Les Aventures du jeune comte Potowski.

En effet, la première lettre qui y figure est datée du 12 février 1769, et la dernière, du 21 avril 1771. Le partage de la Pologne de 1772 ne fait donc pas partie du scénario, mais l’ouvrage contient une attaque en règle de la politique de Catherine II de Russie et du «despotisme éclairé». [1]


En 1772, Jean-Paul Mara (il n’a pas encore adopté le t final) a 29 ans et vit en Angleterre, à Londres surtout. Son premier livre imprimé s’intitule An Essay on the Human Soul, London, printed for T. Becket and C° in the Strand, MDCCLXXII, in-8°. C’est un ouvrage philosophique.

Marat écrit An Essay en anglais à destination de son environnement direct. [2]

Dès 1773, il étend l’ouvrage à deux volumes. Son premier texte devient la seconde partie du premier tome. Il est évident que le sujet auquel il s’affronte, complexe et controversé, a rapidement exigé précisions, compléments et remaniements. Marat ne se laisse pas décourager par la difficulté. Il affirme dans le titre qu’il se polarise bien sur A Philosophical Essay on Man, ce qu’il rappellera encore dans sa Lettre à son ami Philippe-Rose Roume de Saint-Laurent du 24 novembre 1783, où il parle bien d’un projet «méta-physique».


Trois petites variantes dans l’imprimé du sous-titre attirent l’attention :

1.Being an attempt to investigate the principles and laws of the reciprocal influence of the soul on the body, London, printed for J.Ridley in St James street and T. Payne, at the Mews gate, 2 vol. 1773.


2.Being an attempt to investigate the principles and laws of the reciprocal influence of soul and body, London, printed for F. Newbery at n°20, the corner of Ludgate street, J.Ridley in St James street and

T. Payne, at the Mews gate, 2 vol. 1773.


3.Being an attempt to investigate the principles and laws of the reciprocal influence of the soul on the body, THE SECOND EDITION, London, printed for H. SETCHEL, Bookseller, King-Street, Covent Garden, 2 vol. 1775


Dès ses premiers écrits, Marat explique qu’il faut prendre en compte tous les mouvements de cette influence réciproque, ce qui n’a rien d’anodin. Il est donc logique de privilégier le deuxième sous-titre.


Le cœur du sujet est une critique des thèses philosophiques et des options politiques et sociales de Claude Adrien Helvetius [3], étendue à un désaccord de base avec les matérialistes de son temps.

Par contre, Marat s’affirme déjà comme un disciple direct de Jean-Jacques Rousseau. [4] Quant à la logique politique de ses thèses, elle s’inspire en profondeur de Montesquieu, lui-même très éloigné d’Helvetius.

Donnons un exemple : quand Montesquieu aborde la question de la liberté humaine, il ne la situe jamais prioritairement en connexion avec le concept de «Raison» ni dans l’établissement d’un cadre législatif - les lois peuvent manquer d’«esprit» - mais dans la nécessité d’opposer entre elles les différentes forces du Pouvoir, afin qu’aucune d’elles ne puisse s’ériger en tyrannie.


Marat - c’est un fondement de sa pensée politique - ne sera jamais porté à accorder sa confiance aux discours, aux grandes déclarations, proclamations, édits qui, tranchant sur les «passions» du commun des mortels, prétendent inscrire les peuples dans l’ordre supérieur de la Raison, par le biais de codifications, de stratifications, de législations étatiques impératives. Ses soucis constants sont et resteront de mettre à jour et d’analyser les enjeux cachés, les pressions sous-jacentes, les alliances occultes mais aussi d’encourager les élans de lucidité, les dévoilements et les actions transcendantes déterminées.

Si le premier volume de son ouvrage est centré sur l’histoire de la médecine, le deuxième accorde leur place à ces registres de l’âme humaine qu’on retrouvera développés plus tard en psychanalyse. Ainsi Marat dépeint-il divers troubles mentaux et accorde-t-il de l’intérêt au domaine du rêve et des passions amoureuses [5].


Comme médecin, comme physicien ou comme homme politique, il adopte le même processus dans l’approche des problèmes. L’homme entier, body and soul, doit être en ligne de mire. La progression des connaissances, les avancées scientifiques ne sont pas linéaires. Les situations peuvent se retourner, des régressions sont toujours possibles. Le plus important, pour faire avancer les choses, est d’arriver à se polariser sur les facteurs sensibles, déterminants, spécifiques, moins directement perceptibles, voire cachés. Comme Rousseau, Marat n’entérine pas une logique «progressiste» du développement humain, dans le sens où l’entendra, par exemple, Condorcet dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet, secrétaire puis secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences à Paris, dresse dans cette Esquisse, publiée à titre posthume en 1795, une sorte de synthèse des idées des «Lumières», empreinte de la conviction – toujours partagée par nombre de penseurs contemporains – que l’organisation étatique, centrée sur la Raison et basée sur des lois, le droit et les innovations scientifiques est «le» garant de l’amélioration de la condition des humains.

Il en va tout autrement dans la tradition fondée par Montaigne et La Boétie, reprise par Rousseau et par Marat, pour lesquels la loi est surtout le prolongement de la force et le droit, «le droit du plus fort». Marat est donc réfractaire à toute légitimité du pouvoir. Or, ce droit du plus fort, avec le temps, se cache le mieux sous l’aspect du bien général. Quant à la Loi, elle peut être réintégrée par le despotisme et on subit alors un despotisme légal, une des pires formes de servitude.


A Philosophical Essay on Man fera l’objet de diverses recensions : une critique paraît dans la Monthly Review (London, March 1772, vol. 46, p. 254) - rubrique Metaphysics. Une fois l’ouvrage publié, il est annoncé dans les Medical and philosophical commentaries by a society of physicians of Edinburgh (avril 1773, p.221), il reçoit un premier commentaire dans le Genleman’s Magazine (avril 1773, p.191). Il est aussi noté dans le Westminsters’s Magazine (été 1773).


En langue française, il faut pointer la longue critique ambivalente, du Journal Encyclopédique de Bouillon (1er août 1773, tome V, partie III, pp. 379-385).

Marat qualifiera l’accueil d’assez distant mais en 1774, il s’occupe déjà très activement de la parution, toujours sous l’anonymat, d’un autre ouvrage en anglais The Chains of Slavery.

Notes

[1] Ce roman Les Aventures du Jeune Comte Potowski ne sera publié qu’en 1847, dans un contexte analysé sur ce site dans l’article consacré à la sœur cadette de Marat, Charlotte-Albertine. RUBRIQUE: BIOGRAPHIE.

Le manuscrit, signalé dans la collection Lucien Scheler, a donné lieu à une spéculation touchant à un autre ouvrage titré Lettres polonaises, qui fut aussi attribué à Marat. Bien erronément car il ne correspond ni à sa philosophie ni à ses positions politiques. Cette erreur a pourtant toujours cours puisque les Lettres polonaises ont encore été rééditées sous son nom en 1993 (éditions Honoré Champion). Pourtant, François Chèvremont contestait déjà cette attribution en 1890 dans son article «Lettres polonaises», Revue des Sciences et des Lettres et Claire Nicolas-Lelièvre, dans sa réédition du roman de Marat en 1989, soulignait, elle aussi, le caractère apocryphe des Lettres polonaises.

[2] Marat teste son manuscrit, à l’automne 1772, auprès de trois personnalités de référence: lord Lyttleton, Monsieur de la Rochette et Monsieur Collignon, professeur de physiologie à l’Université de Cambridge, mais il publie d’abord sous l’anonymat.

[3] Helvetius (1715-1771) a publié en 1758 l’œuvre qui l’a fait connaître, De l’Esprit, où quatre discours établissent la nécessité d’appuyer la morale sur l’amour de soi et mettent le matérialisme au centre du concept du monde. Un nouveau traité De l’Homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation sera publié un an après sa mort. C’est à lui que Marat répond spécifiquement avec son De l’Homme.

[4] On peut rappeler ici cette citation de Rousseau, extraite du manuscrit de Genève du Contrat social: «Comme dans la constitution de l’homme, l’action de l’âme sur le corps est l’abîme de la philosophie, de même l’action de la volonté générale sur la force publique est l’abîme de la politique dans la constitution de l’Etat.»

[5] Quand Marat analysera l’attitude du général La Fayette, auquel il s’intéressera particulièrement, tant elle est marquée par l’ambivalence et le double-jeu, il n’hésitera pas à introduire ce registre. 

[6] L’original du document de réception faisait partie de la collection Charavay, vendue en 1862.

Il passa dans la collection Benjamin Fillon puis fut remis en vente à l’Hôtel Drouot, le 2 avril 1935, ce qui permit à Georges de Froidcourt d’en faire une copie et la description dans les AHRF de 1935,

pp. 545-546.

[7] François Chèvremont, qui en avait retrouvé la trace, a effectué la traduction française. Le texte en latin se retrouve sur ce site.

Le diplôme de docteur en médecine de Jean-Paul Marat est resté dans la famille des Mara, descendants de Jean-Pierre Mara(t) de Genève jusqu’en 1956, date à laquelle le docteur François Moutier l’a acquis. Il a donné l’autorisation à POLE NORD d’en faire une photographie en 1991, avant qu’il ne soit remis en vente, le 4 décembre, à Sotheby’s - lot n°266.

[8] Voir en fin de ce site les PDFs libres des deux essais cités.


Affirmant cette fois, d’entrée de jeu, sa filiation, Marat fait figurer sur la couverture des Chains l’exergue de Rousseau : Vitam impendere vero qu’il remettra, encore et encore, pendant les années révolutionnaires, sur les exemplaires de ses journaux.

The Chains a un objectif politique concret puisqu’il contient en préambule une Adresse To the Electors of Great Britain. Marat se démène pour inscrire son travail dans la vie politique anglaise. Le livre a des points de diffusion à Piccadilly, Newcastle, Sunderland, Stockton, Durham, Hexham et Alwick.

De cette même année 1774 est datée une lettre en français, qu’il écrit au journaliste et député John Wilkes (1725-1797). Il s’enthousiasme pour les positions de ce dernier contre le despotisme ministériel. Il signe ce courrier comme auteur des Chains of Slavery. Cette lettre accompagne l’envoi de son ouvrage et fournit une adresse: Old Slaughter Coffee House, Sint-Martins’s Lane.

Avec The Chains of Slavery, Marat s’implique dans le vaste débat qui entoure, en Grande-Bretagne, les élections de 1774, il se trouve connecté avec les mouvements formés autour de John Wilkes, représentant du Middlesex, expulsé de la Chambre des Communes et devenu «alderman» (sorte d’adjoint au maire) de Londres. La Newcastle Chronicle signale l’envoi de l’ouvrage à diverses associations ouvrières englaises, comme the Company of Bricklayers, the Company of Goldsmiths, the Lumber Troop.


Sur les recensions de cet ouvrage, essentiel dans la bibliographie maratique, on dispose d’informations sûres: un compte rendu dans la Critical Review, un autre, plus long, dans le London Magazine, une notice dans la Monthly Review. L’importance que Marat accorde à ce livre est manifeste. En 1792, après trois années de révolution, il en proposera, en français et sous son nom cette fois, une version modifiée et élargie: Les Chaînes de l’Esclavage. On en lira avec intérêt l’édition POLE NORD de 1995 qui, juxtapose les textes anglais et français, permettant ainsi de mesurer la solidité de l’option de base et le chemin parcouru.


En suivant maintenant les événements avérés qui jalonnent la vie de Jean-Paul Marat avant son retour en France, on apprend que le 15 juillet 1774, il est «reçu» par la Grande Loge des Francs-Maçons de Londres dont les réunions se tiennent King Head Gerrard Street Soho [6]. Il sera aussi reçu par la loge «La Bien-Aimée» d’Amsterdam.

Ce dernier fait souligne des contacts avec la Hollande, ce que décrivent en détails plusieurs pages du «Chantier Marat 8 : Marat en famille. La saga des Mara(t)». Ces contacts sont confirmés par une lettre qu’Isaac De Pinto, homme de lettres juif d’origine portugaise mais établi à La Haye, transmet le 25 février 1775 à son ami, le savant néerlandais, Rijklof Michaël Van Goens. De Pinto, connu pour sa défense des juifs contre les attaques de Voltaire, vient de publier un Précis d’arguments contre les matérialistes. Marat et lui se sont rencontrés et De Pinto met Marat en contact avec son ami savant, en le priant de lui transmettre un courrier, assorti de cette adresse ouverte et franche:


«Celle-ci (Cette lettre) vous sera rendue par Mons. Marat, homme de lettres et de goût, connaisseur des beaux-arts, il m’a été recommandé comme une personne d’un caractère irréprochable, il m’a fait voir quelques fragments d’un ouvrage qu’il va bientôt publier, à en juger par ce que j’en ai vu, il contiendra des choses excellentes, bien vues et profondément analysées. Cependant ses principes ne coïncident pas toujours avec les miens, mais je suspends mon jugement jusqu’à ce que j’aie lu la fin de l’ouvrage.»


Les passages de Marat en Hollande sont aussi motivés par des prises de contact avec des éditeurs amstellodamois, et surtout avec Marc-Michel Rey, l’éditeur de Jean-Jacques Rousseau. C’est en effet chez Rey que paraîtra, l’année suivante, De l’Homme ou des principes de l’influence de l’âme sur le corps et du corps sur l’âme, en trois volumes cette fois. Les tomes 1 et 2 portent l’indication 1775 ; le tome 3, l’indication 1776.

Les deux premiers sont une traduction de l’édition anglaise A Philosophical Essay on Man, le troisième est inédit. Et cette fois, Marat signe ouvertement et se montre très actif pour la diffusion de ses ouvrages. Ce qui n’est pas toujours de tout repos ! Qu’on en juge !

Le 21 octobre 1775, la Newcastle Chronicle insère l’annonce d’une réédition de l’ouvrage et indique comme nom d’auteur : Dr Mariot !

Le 28 octobre et le 4 novembre, la même revue confirme cette annonce, signalant cette fois comme auteur J.T. Marat, mais suivi de la mention M.D. Ce titre récent de docteur en médecine est intégré puisque c’est le 30 juin 1775 qu’il a officiellement été décerné au «praticien en physique» Jean-Paul Marat (Joannes Paulus Marat) à l’Université de Sint-Andrews (Andreapolis) en Ecosse, où Marat est parrainé par le docteur William Buchan et le docteur Hugh James.

Le texte d’origine est en latin [7] et repris sur ce site. Le t final est bien ajouté au nom de famille: Marat.

A cette époque, l’homologation par une Université d’un titre de docteur était chose courante.

Benjamin Franklin acquerra, lui, à la même Université Sint-Andrews, son titre de docteur en droit.


Fin 1775 et début 1776, Marat publie deux essais médicaux.

Le premier concerne une maladie vénérienne et s’intitule An Essay on Gleets, wherein the Defects of the actual Method of treating those Complaints of the Urethra are pointed out, and an Effectual Way of curing them indicated, London, Printed for W. Nicoll, in St. Paul’s Church-Yard and J. Williams, in Fleet Street.

Il sera traduit en français en 1912 par le docteur J. Payenneville, médecin des Hôpitaux de Rouen, sous le titre Un Essai sur la blénnorrhée.

Le second essai s’intéresse à une maladie des yeux : An Enquiry into the Nature, Cause, and Cure of a singular Disease of the Eyes, hitherto unknown, and yet common, produced of the Use of certain mercurial Preparations, by J.P. Marat, M.D., chez les mêmes imprimeurs.

Cet ouvrage ne sera traduit en français par George Pilotelle – avec une préface de François Chèvremont – qu’en 1891, d’après l’exemplaire appartenant à la Bibliothèque de la Société Royale de Médecine et de Chirurgie de Londres. Son titre : De la presbytie accidentelle. [8]


On constate qu’à cette époque, Marat montre du tonus dans les différents domaines qui feront toujours partie de sa vie avec cette préoccupation – très présente dans la famille Mara - d’être utile et le plus proche possible de la vérité. La fierté de son père transparaît dans plus d’un courrier !

En médecine et en physique, Marat obtient indiscutablement des résultats mais sa façon de procéder n’est pas sur la même longueur d’onde que celle des Encyclopédistes. Quand on l’analyse en continuité, Marat est vraiment éloigné de ce qu’on nommera le courant des «Lumières». Son refus de leur forme de «progressisme», sa dialectique, un pessimisme assumé et ses positions tranchées vont indisposer nombre d’intellectuels en vue.

Les 1er puis 15 février 1776, le Journal Encyclopédique de Bouillon publie une longue critique de De l’Homme: vingt-six pages, en deux livraisons avec de nombreuses citations. Ces articles sont un vrai témoignage d’intérêt mais, en même temps, ils restent imperméables à la méthode de Marat, jugée difficile à appréhender, malgré une finale du texte en forme de happy end:


«Nous avons cherché dans ces deux extraits (tome I, partie III, pp.379-396 et tome II, partie I, pp.36-45) à mettre le public en état d’apprécier l’ouvrage de M. Marat. Si nous ne l’avons pas toujours entendu, nous l’avons du moins cité fidèlement. Sa marche est si vague, sa manière de définir et de présenter ses idées si peu précise, si peu méthodique, qu’il n’est pas aisé de le suivre; & de saisir ses raisonnements. Il n’analyse rien, discute peu, & donne souvent des preuves plus éloquentes que solides de tout ce qu’il a avancé. Sa méthode est de prévoir & de faire naître des difficultés, & de n’en résoudre aucune, du moins d’une manière satisfaisante. Il réfute vaguement les opinions qu’il attaque durement. Il résout peu de questions, en propose beaucoup, & donne trop souvent des phrases pour des preuves. Du reste, son style a quelquefois de la chaleur; il réussit à peindre les mouvements du cœur humain, à décrire élégamment les symptômes extérieurs de ses passions. Son livre, malgré les défauts qu’on lui reproche, annonce des connaissances variées, & laisse aux lecteurs la meilleure opinion de son esprit et de son cœur.»


Pour ceux qui connaissent les développements ultérieurs, Marat n’a pas tort de dire qu’une partie de ses ennuis date déjà de ce moment.


De Genève, le père de Jean-Paul, Jean Mara, suit l’affaire de près: étapes de la parution, version anglaise, critique parue à Londres, version française, critique parue à Bouillon, tomes en préparation….

Il en parle dans une lettre, où il annonce au banneret et directeur de la Société typographique de Neuchâtel, F.S. Ostervald, qu’il lui expédie un exemplaire de l’ouvrage de son fils, en lui demandant son avis «de même que celui que Mr le Profr Bertrand, connoisseur éclairé dans ces matières, aura prononcé sur l’ouvrage, non pas d’un Socrate, mais d’un de ses anciens écoliers.» (Jean-Paul a eu Monsieur Bertrand comme professeur au collège de Neuchâtel).


Et le 11 mars 1776, c’est Jean-Paul Marat en personne qui écrit au même F.S. Ostervald, à Neuchâtel.

Il lui livre son sentiment sur cette critique parue à Bouillon.

Le texte qui suit est reproduit en respectant les césures de l’original manuscrit :


«Je viens de publier un petit ouvrage Sur l’Homme;

je prendrais la liberté de vous le présenter,

Si mon Père ne m’eut deja prévenu. Fut-il digne

de vôtre approbation, Monsieur: rien ne pouroit

me flatter davantage.


Un peu trop de liberté en jugeant les autres, ou

plutot, un peu trop de franchise a dire ce que

j’en pense m’a fait bien des ennemis. Quel

=ques uns d’eux (qui ne me Sont point inconnus)

ont en braves chargé de leur vengeance les

manufacturiers du Journal de Bouillon. Je ne Sais

jusqu’à quel point ces Messieurs auront

[2] lieu de S’applaudir de leur Succes: mais ils ne

pouvoient mieux S’y prendre pour prevenir le

lecteur contre mon livre: insinuations vagues,

fausses imputations, Silence affecté Sur des points

essentiels, petits éloges donnés d’un air de persiflage,

en un mot tout ce qu’on peut attendre d’une igno

=rance maligne, a été mis en œuvre. Je leur

fais grâce de leurs éloges. Sans doute, je ne Saurois

m’en honorer: mais j’avois droit d’attendre plus d’im

=partialité, de justice, de candeur, d’hommes qui S’eri

=gent en censeurs publics, et prétendent tenir

la balance du mérite au milieu du monde litte

=raire.»


De Suisse, deux événements vont encore avoir une influence déterminante sur l’avenir de Jean-Paul Marat. Et, chaque fois, Voltaire y joue un rôle prépondérant et très négatif.

Charles Panckoucke, qui collabore avec la Société typographique de Neuchâtel, a eu vent du livre De l’Homme et en a parlé au «philosophe de Ferney» dans un courrier de février 1777 pour l’inciter à en faire un compte-rendu. Voltaire répond d’abord:

«Je n’ai point reçu le Tristram Shandi, ni le livre De l’Homme dont vous me parlez.»

Mais l’ouvrage lui est bientôt transmis, puisque Voltaire - il ne signe pas mais on reconnaît ses articles au fait qu’il les marque d’un astérisque - en publie, le 5 mai 1777, une critique dans le Journal de Politique et de Littérature.

Ce texte de Voltaire dépasse de loin en causticité la critique du Journal Encyclopédique de Bouillon.

Au point qu’on se demande pourquoi ce très vieil homme - Voltaire a 83 ans - met une telle énergie à démolir l’ouvrage d’un auteur encore jeune et peu connu et qui cherche à innover. La critique de Voltaire est étrangement partiale. Il s’y fait le champion de Locke, Malebranche et Condillac et voit d’un fort, fort mauvais œil que Marat traite Helvetius de «sophiste».

Sans bien en prendre la mesure, Marat est allé jouer dans la cour des grands et l’un d’eux, qui n’aime ni Montesquieu ni Rousseau, les modèles de Marat, lui fait sentir ce qu’il en coûte.

Voici la finale de l’article de Voltaire:

«Cette péroraison est suivie d’une invocation. […] Il [Marat] invoque l’auteur de la Nouvelle Héloïse & d’Emile. […]  Il est plaisant qu’un Médecin cite deux Romans, l’un nommé Héloïse, & l’autre Emile, au lieu de citer Boerhave & Hippocrate. Mais c’est ainsi qu’on écrit trop souvent de nos jours. On confond tous les genres & tous les styles. On affecte d’être ampoulé dans une dissertation physique, & de parler de Médecine en épigrammes. Chacun fait ses efforts pour surprendre ses lecteurs. On voit partout Arlequin qui fait la cabriole pour égayer le parterre.»


«Arlequin» ne cessera pas pour autant de monter au créneau, car il ne s’agit pas d’égayer le parterre.

Le 15 février 1777, la Gazette de Berne ou Nouvelles de divers endroits signale l’ouverture d’un concours dont l’objet est d’établir un Plan de législation criminelle.

Marat se met aussitôt sur les rangs. Ce concours est «sponsorisé» par Frédéric II sur l’initiative (toujours discrète) du même Voltaire !

Marat ne remportera pas le prix, attribué à deux juristes allemands, von Globig et Helster, mais peu après, le 24 juin 1777, il recevra son brevet de médecin des gardes du corps du comte d’Artois et entrera de plain pied dans la vie parisienne, en qualité de médecin et de physicien.


Mais l’article de Voltaire contre Marat a donné le signal d’une lutte à couteaux tirés entre Marat et tout un courant d’intellectuels et de futurs hommes d’Etat qu’il affrontera jusqu’à la fin de sa vie.