L’édition POLE NORD des Œuvres Politiques de Jean-Paul Marat 1789-1793

doit beaucoup à la consultation approfondie, faite par les chercheurs de l’association, de l’extraordinaire collection que François Chèvremont a léguée au British Museum en 1898.


Cette collection, fruit de cinquante années de recherches sur l’Ami du peuple, est un passage obligé pour tout chercheur ou biographe.


FRANÇOIS CHEVREMONT


François Chèvremont est né le 22 janvier 1824, rue de Belleville (à l’époque, rue de Paris) dans le IIIe arrondissement, là où son père avait acquis un fonds de pâtisserie. Dans un des ouvrages qu’il consacrera à Marat, lIndex du bibliophile (1876), Chèvremont dit qu’en se rendant à son travail – il a alors 21 ans – il remarque à l’étalage d’un marchand de bouquins : Discours et opinions sur le procès de Louis XVI (1), Les Chaînes de l’esclavage de Marat et plusieurs grosses liasses assez mal ordonnées. Il aurait aimé tout acquérir, mais n’avait que six francs et dut se contenter des Chaînes, ouvrage qui l’impressionna par «la lucidité des déductions historiques et les principes politiques».

Il ajoute : «Ce que nous avions entrevu de son caractère nous fit désirer ardemment de connaître cet homme que la plupart des historiens s’acharnaient à vilipender.» (2)   


C’est donc fort jeune que Chèvremont se lance dans ses patientes recherches. A cette époque politiquement mouvementée, il aura l’occasion de rencontrer d’autres personnalités intéressées par Marat, en particulier Constant Hilbey qui publie en 1846 Le Discours de Marat au peuple et surtout Alfred Bougeart, futur biographe de Marat.


La vie privée de Chèvremont sera jalonnée d’événements douloureux. Marié à deux reprises, il perd sa première épouse Marguerite Rome, juste après la naissance de leur second enfant, Léontine. En cette année 1858, il tient une ganterie rue du Faubourg-Montmartre, son second domicile à Paris, après l’avenue de Clichy où est né son fils Paul qui mourra à l’âge de 8 ans.

Remarié avec Clarisse Seignant, originaire d’Echampeu près de Lizy-sur-Ourq (Seine-et-Marne), Chèvremont en aura un autre fils, Albert, né en 1862. Mais en 1870, c’est sa seconde épouse qui décède, alors qu’Albert n’a que 8 ans.


Après la cession de la ganterie et un héritage, Chèvremont vivra à Echampeu avec ses enfants Léontine et Albert, tout en faisant de fréquents séjours à Paris, avenue de Clichy. Son ouvrage Jean-Paul Marat, Index du bibliophile et de l’amateur (1876), son édition des Placards de Jean-Paul Marat (1877) (3) et son Marat, Esprit Politique (1880 - plus de 1000 pages en deux volumes) sont, tous trois, signalés : chez l’auteur, avenue de Clichy.


On notera que, dans toutes ces circonstances de la vie, Chèvremont aura à ses côtés Alfred Bougeart, mentionné sur tous les actes officiels. Les deux amis seront même unis dans la mort puisqu’ils sont enterrés dans la même tombe au cimetière de Lizy-sur-Ourcq.

Alfred Bougeart meurt en 1882; François Chèvremont, le 24 avril 1907. 


François Chèvremont n’a jamais cessé de travailler sur Marat, avec des moyens très modestes, puis dans des circonstances moins difficiles, quand il aura remis son commerce et bénéficiera, après un héritage, de loyers de l’avenue de Clichy.


Les chercheurs de POLE NORD lui sont très reconnaissants de la diversité comme de la profondeur de ses recherches, en particulier celle qui s’est polarisée sur la séparation du vrai et du faux. En effet, aucune collection des journaux de Marat figurant dans les grandes institutions n’était exempte de faux numéros dus à des imitateurs et puis à des faussaires avérés qui récupéraient et altéraient pour des raisons politiques ou lucratives L’Ami du Peuple. D’autre part, il est passionnant de consulter tous les documents, correspondances, lettres aux journaux, articles de revues que Chèvremont consacre, en suivi, à des mises au point, à des précisions sur tel ou tel événement de la vie de Marat.  


Avant de donner à nos lecteurs un aperçu des trésors qu’ils peuvent trouver à Londres, il n’est pas inutile de rappeler le contexte du legs de Chèvremont.


«LE BIBLIOGRAPHE DE MARAT» ET LE BRITISH MUSEUM


En 1880, Chèvremont commence à être fort préoccupé par le maintien de sa précieuse collection. Il transmet donc à diverses bibliothèques et institutions françaises une lettre-type libellée comme suit:


Monsieur


Depuis trente ans, je collectionne tout ce qui a trait à J.P. Marat.

Aujourd'hui, en outre de la collection bien complète des œuvres scientifiques, philosophiques et politiques du savant, du philosophe, du publiciste, cette collection se compose:

1° Des sept placards-affiches originaux, in folio-plano;

2° Du plan de législation criminelle, réimprimé par la veuve Marat;

3° D'un nombre considérable de brochures et documents, tous relatifs à Marat;

4° D'une importante collection de gravures et de quelques dessins;

5°De deux peintures, une miniature, quelques portraits médaillons, deux cuivres chalcographiques, dont un gravé par Copia, etc. etc.


Réunis, tous ces documents, tous ces objets constituent un véritable monument de notre histoire nationale. Rien ne nous serait donc plus pénible, après tant de recherches, de soins et d'études, que d'exposer cette collection à être dispersée aux enchères et pour ainsi dire perdue après nous.

Vous le comprenez, Monsieur, plus que qui que ce soit; c'est pourquoi je m'adresse à vous pour vous prier de m'aider dans la recherche d'une bibliothèque publique ou particulière qui, voulant bien en faire l'acquisition, assurera ainsi la conservation intégrale de cette précieuse collection.

Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mon profond respect.


Paris, le … 1880.

F. CHEVREMONT

Le bibliographe de J.P. Marat

à Lizy-sur Ourcq (Seine et Marne) (4)


En 1885, une collection des journaux de Marat, largement annotée de sa main et faisant partie du projet de la réédition qu’il envisageait de faire avec sa femme, Simonne Evrard, est mise aux enchères à Paris.

Cette collection avait été cédée à M. Nicolas Villiaumé par Albertine Marat qui, pour une fois, avait fait confiance à un jeune historien français qui lui avait promis d’assurer une réédition des journaux. Mais Villiaumé, peu scrupuleux, vendra la collection en 1859 à un riche amateur, Félix Solar. La collection Solar repassera en vente en décembre 1860-janvier 1861 et les documents corrigés par Marat aboutiront dans les mains du prince Jérôme Napoléon puis dans celles du libraire Fontaine avant de se retrouver chez un collectionneur privé, M. Nadaillac, qui les remet en vente à l’Hôtel Drouot en janvier 1885.

Le journal La Justice annonce cette vente dans son numéro du 3 janvier 1885.

Le 8 janvier 1885, Chèvremont transmet à La Justice la lettre suivante, aussitôt publiée:


Monsieur,


Dans votre article intitulé «L’Ami du Peuple, annoté par Marat» et publié dans votre journal La Justice, samedi 3 janvier, il est dit «qu’il serait à désirer surtout que cet exemplaire ne sortît pas de France, d’autres exemplaires très complets ayant déjà passé soit en Amérique, soit en Angleterre.»


A qui incombe la faute, si ce n’est à Messieurs les conservateurs de nos bibliothèques publiques ?


Croyez, Monsieur, que je suis fondé à venir parler en connaissance de cause. Il y a en France, notamment à Paris, quelques exemplaires complets du journal de Marat, plus ou moins indemnes de faux numéros (5); mais il n’y a dans aucune bibliothèque publique, une collection des œuvres scientifiques et surtout politiques de Jean-Paul Marat.


Devant cette pénurie regrettable qui est une honte et désirant conserver à la France et surtout à Paris ce que je considère comme un monument unique de notre histoire nationale, j’ai offert la mienne aux plus importantes bibliothèques publiques de Paris, qui sont restées indifférentes à mes offres désintéressées.


Une indifférence aussi coupable a une cause, la voici: nos bibliothécaires conservateurs oublient trop, même à leur insu, le but essentiel de leurs fonctions, et cela par antipathie du Marat révolutionnaire.

J’ai l’honneur de vous saluer,


F. CHEVREMONT


La revue La Justice soutient la démarche de Chèvremont et ajoute ce commentaire:


Nous espérons que les hommes d’une sérieuse valeur qui sont à la tête du Musée et de la Bibliothèque de la Ville de Paris tiendront à accueillir la très juste réclamation de M. Chèvremont. Il ne s’agit pas de jugements historiques et de préférences politiques, il s’agit de documents. L’œuvre de Marat a une trop grande importance pour ne pas avoir sa place dans la collection révolutionnaire de Carnavalet.


Pourtant la précieuse collection prendra le chemin d’Edinburgh, où elle restera jusqu’en 1990, retrouvée par les chercheurs de POLE NORD.


AU BRITISH MUSEUM


Une fois cette collection inscrite en Ecosse dans le patrimoine du comte de Rosebery et alors que sa propre collection de documents reste sans point de chute du côté français, François Chèvremont, résolu à ne pas la disperser malgré le déni français, en arrive, début mars 1898, à écrire au British Museum à Londres. Sa lettre enregistrée sous le n° 683 donne une première description de la collection.


Monsieur,


S'il vous est agréable de l'accepter, je fais don pour le British Museum de ma riche et unique collection du bibliographe de Marat à laquelle je joins deux peintures dans leur cadre.

Une désignation sommaire vous en fera connaître l'importance historique, bibliographique et iconographique.

The Chains of Slavery - A Philosophical - De l'homme - An Essay on Gleets - An Enquiry - Sur le feu, l'électricité, la lumière - Un roman de coeur - recherches physiques sur le feu - Découvertes sur la lumière - Recherches physiques sur l'électricité - Notions élémentaires d'optique - Mémoire sur l’électricité médicale - Les charlatans modernes - Lettres de l'observateur Bon-Sens sur la catastrophe de Pilâtre de Rosier et Romain - Optique de Newton, traduction nouvelle - Mémoires académiques ou nouvelles découvertes sur la lumières - le Feu, l'Electricité, la Lumière traduits du français en allemand - Eloge de Montesquieu - Offrande à la patrie et son Supplément - Dénonciation contre Necker et Nouvelle dénonciation contre Necker - La constitution ou Projet de déclaration des droits de l'homme et du citoyen - Plan de législation criminelle - Le même traduit du français en espagnol - Les Chaînes de l'esclavage - Le Moniteur patriote, n°1 et unique - Le Junius français, 13 numéros, complet - (Journal de Marat expurgé de tous les faux numéros et autres écrits publiés sous le nom de Marat, son titre d'ami du peuple et son imprimerie): le Publiciste, l'Ami du Peuple, le Journal de la République, y inclus et reliés avec le journal nombre de pièces rarissimes, et réimpression de plusieurs numéros - Dans un carton volume (même reliure) servant de supplément  indispensable, dix-neuf pièces cataloguées - Marat, Index - Marat, Esprit Politique - Sous un carton spécial: les Sept placards, grand in folio plano des affiches politiques de Marat, l'Ami du Peuple. Edition primitive dont la réunion forme une collection unique dans le monde entier. On y a ajouté une copie in plano du rarissime placard Marat, l'Ami du Peuple aux braves Parisiens, dont le seul exemplaire connu est la propriété du British Museum.

A tant de documents précieux, on a ajouté les troisième et quatrième éditions des Chaînes de l'Esclavage; aussi la première édition du Roman  de Marat, intitulé: Les aventures du jeune comte Potowski (son vrai titre); enfin De la presbytie accidentelle, rééditée par George Pilotelle.


Documents historiques relatifs à Jean Paul Marat

25 cartons-volumes grand in 8°, même reliure que celle des Œuvres.

N°1 Simonne et Albertine - 2 et 3 Faux écrits - 4 et 5 Faux numéros - 6 et 7 Documents législatifs, administratifs et judiciaires - 8 et 9 Marat et ses contemporains - 10 à 14 Mort de Marat - 15 à 20 Marat et les modernes (Il y a 20 bis, carton supplémentaire) - 21 et 22 Bibliographie - 23 et 24 Isographie - Sous le n° 25, quatre documents dont deux inédits.


Iconographie historique et chalcographie

Dans un grand carton, curieuse réunion des portraits de Jean Paul Marat, pièces historiques, allégories, caricatures. Le tout classé par genre d'après le Marat, Index, du bibliographe de Marat.

Dans ce même carton, beau cuivre gravé par Copia d'après le dessin de Louis David, représentant Marat expirant.

Autre cuivre, par héliogravure, pour portrait de Marat édité pour Marat, Esprit politique.

En attendant votre réponse, veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes meilleurs sentiments.


F. Chèvremont


A la British Library, la lettre porte aussi l'indication: "Mr. Garnett to give an opinion", ce que le librarian fait rapidement, puisque le 24 mars, Chèvremont lui écrit une nouvelle lettre donnant les renseignements sollicités :


Monsieur,


En réponse à votre lettre en date du 18 mars et pour satisfaire aux renseignements que vous demandez, je désire, vu l'importance de la collection dont je fais présent au British Museum, que cette collection à laquelle rien ne devra être ajouté ni retranché aux livres et documents conserve le titre de Collection du bibliographe de Marat. Et si cela était possible, qu'elle ne soit communiquée que dans la salle dite Large Room, vu la quantité innombrable de pièces détachées, imprimées ou manuscrites.

Relativement au portefeuille contenant la collection des gravures, dessins, cuivres gravés, il sera par vos soins, si vous le voulez bien, adressé au Département des estampes, toujours sous le titre de: Collection du bibliographe de Marat.

Quant aux peintures à l'huile, toutes deux encadrées, l'une de 30 sur 38 cm représente Marat rédigeant son journal dans son souterrain. 1793. (Original sans copie)

L'autre de 52 sur 58 cm représente Marat dans son cabinet de travail. 1793 (Original dont le musée historique de la Ville de Paris ne possède qu'une copie médiocre)

Ces deux pièces seront, par vos soins, je l'espère, adressées à un musée de Londres, comme donation du bibliographe de Marat.

Si d'autres renseignements vous sont nécessaires, je suis, Monsieur, à votre entière disposition et vous prie d'agréer l'assurance de mes meilleurs sentiments.


F. Chèvremont (6)


Après cet échange de correspondance, le bibliothécaire fait son rapport officiel devant le Comité des Trustees dans la séance du 2 avril 1898.


Mr.Garnett has the honour to report to the Trustees that an offer has been received from Monsieur F.Chèvremont, author of several works on J.P.Marat, to present his collection of works by and relating to J.P.Marat to the Trustees.

Although the Library already possess a large collection of the litterature of Marat, there are among the works offered by Monsieur Chèvremont several books, pamphlets and placards which are not included in the existing collection and which add considerably to its value.

Monsieur Chèvremont proposes to add to his gift two paintings. If, as seems probable, these are oil paintings, they cannot be housed in the ritish Museum and in this case Mr Garnett proposes that the pictures be declined while the remainder of the collection, consisting of books, pamphlets, broadsides and engravings be accepted by the Trustees.

If however the paintings should be water colour sketches or the like, he would recommend thet they be accepted with the remainder of the collection.

Monsieur Chèvremont attaches no conditions to his valuable presentation, but would the Trustees be pleased to accept the collection, there will be no difficulty in arranging the whole of it in the Gallery which is already occupied by the large collection of pamphlets and books of the French Revolutionary Period.


Le courrier résout encore deux questions: celle des peintures et celle d’une séparation entre manuscrits, imprimés et estampes, séparation que Chèvremont, vraiment soucieux de voir aboutir le projet, accepte.


Le 23 avril 1898, il précipite d’ailleurs les événements en annonçant l'envoi de la collection et en demandant qu’on veuille bien lui signaler si elle est arrivée dans de bonnes conditions.

Le Comité des Trustees entérinera l’acquisition le 14 mai, remerciant F. Chèvremont pour son don.


NOTES

  1. (1)Le «Chantier Marat 6» (édition POLE NORD - 1998), toujours disponible, reproduit ce texte, assorti de commentaires.

  2. (2)Pons José, «François Chèvremont, bibliographe de Jean-Paul Marat», Annales Historiques de la Révolution Française, 1998, vol. 311, pp. 111-127.

  3. (3)Ces Placards appartenaient à Marat lui-même. Albertine, sa sœur, les conserva longtemps puis elle en fit don au colonel Maurin. Au décès de celui-ci, le libraire Etienne Charavay en devint propriétaire, mais il finit par céder aux instances de Chèvremont qui les acquit vers 1862.

  4. (4)Cette lettre fut publiée pour la première fois par Paul Giraud, Revue des Curiosités littéraires, Paris, 1911-1912.

  5. (5)Lors de son travail d’édition, POLE NORD n’a trouvé nulle part de collection de journaux indemne de faux numéros. Par contre, les chercheurs, Jacques De Cock et Charlotte Goëtz-Nothomb, ont fini par repérer en Ecosse, chez les comtes de Rosebery, cette collection corrigée, mise aux enchères en 1885. Le «Chantier Marat 1» : Marat corrigé par lui-même (éditions POLE NORD - 1990) retrace le périple de cette collection et son authentification qui favorisera son rachat par la BnF, lors de la dernière vente par Sotheby’s, le 20 novembre 1990. Les annotations décidées par Marat ont toutes été reportées dans les volumes de l’édition POLE NORD des Œuvres Politiques de Marat 1789-1793.

  6. (6) Ces lettres de F. Chèvremont figurent dans l’article que J. De Cock consacre à «La collection du bibliographe de Marat à la British Library», The British Library Journal, volume 19, number 1, Spring 1993.


FRANÇOIS CHEVREMONT

«LE BIBLIOGRAPHE DE MARAT»


par le Comité éditorial de POLENORDGROUP