Kwa d’ôtre ancor ?


par Charlotte Goëtz-Nothomb


© POLENORDGROUP

  

Un matin que je n’oublierai pas en tant que co-éditrice de l’édition princeps en 10 volumes des Œuvres Politiques de Jean-Paul Marat (un travail de dizaines d’années), j’ai dû signaler aux collaborateurs actifs du site www.marat-jean-paul.org qu’un groupe américain avait inclus dans son projet ARTFL une mise en ligne du journal le plus connu de Marat, L’Ami du Peuple.

Et cela sans avoir pris le moindre contact avec nous.


On ne répétera pourtant jamais assez que les Journaux de Marat ont été en butte à de nombreuses contrefaçons. Souvent dans la clandestinité, l’auteur ne peut relire les épreuves; régulièrement aussi, des imitateurs se servent indûment de sa notoriété et des faussaires, payés par des opposants politiques, dénaturent ou imitent ses numéros en se servant de son nom et de ses titres. Marat a passé beaucoup de temps à redresser ces erreurs, à refaire de «nouvelles séries».

Après François Chèvremont, les éditeurs de Bruxelles ont encore dû consacrer des années à séparer le vrai du faux et réintroduire des textes écrits ou réécrits, corrigés par Marat, des articles complémentaires qu’il publie dans des journaux de collègues, et les centaines de rectifications en vue d’une réédition de ces Œuvres Politiques et Patriotiques qu’il envisageait de faire lui-même avec sa femme Simonne Evrard, projet dont on possède le Prospectus d’annonce mais que l’assassinat par Corday a bloqué.


Dans la numérisation américaine, on n’a pas cherché à restituer le journal revu, amendé et vérifié et, de surcroît, cette version présente des centaines et des centaines d’erreurs supplémentaires dans la transcription des mots.

Ainsi, on trouvera :

Assembéle – distict – attetion – déeidé – pouvott - ait (pour est) – Lebasle - cession (pour session) – persaonne – Monarchic - régnarite (pour régnante) - fairco  - imporrante – calémité – voità – limage – favoir - réussisserit ensin - coritr’elles – enfsin – pofte – assirmer – gincreu - vés  - qnoi - d’âne politique (pour d’une politique) – etatt - nie (pour notre) - narre (pour notre) - se purisient – Etar – sanâionner – qnoi – eris – its - natien – Condorcer - fon – faifant – suareté – Gade – pofte – apptheose - etc, etc.


Sans présumer des intentions conscientes, la vérité est que cette entreprise est un nouveau déni du sérieux de Marat, du travail de François Chèvremont et de celui lié à notre édition princeps.

Une des conséquences a été qu’à Bruxelles, l’équipe de POLENORDGROUP a été saisie d’un tel découragement qu’elle voulait tout arrêter et même supprimer le site.

Ce qui serait arrivé sans ma farouche opposition.


Tout en comprenant le désarroi de mes associés, j’ai défendu et je maintiens le point de vue que nous avons plus que jamais besoin de personnalités comme Marat, ce qui ne signifie nullement que nous restions limités à leur époque.

Non, il s’agit d’une orientation de l’analyse et de l’attitude que nous avons intérêt à «pénétrer», alors que tant est fait pour les éloigner de nous et les enfoncer dans le silence ou le déni.


Dans cet article, je me dois de rappeler quelques raisons de battre en brèche les dégradations comme cette mise en ligne américaine, comme les affabulations de Michel Onfray dans La Religion du Poignard et comme celles d’Olivier Blanc qui, sur WIKIPEDIA, mute Marat, ce journaliste d’investigation important, en un vil espion anglais, corrompu par l’argent, sans peut-être savoir qu’il ne fait ainsi que ressasser, répercuter des offenses d’opposants politiques du XVIIIe siècle.


Ceci dit, il est vital de bien situer Marat, car notre monde reste souvent «énigmatique».


Or, quand on lit vraiment les articles des Journaux de Marat et ses livres, on finit par reconnaître une sérieuse piste d’explication de notre actualité. On découvre comment il plonge dans son époque, elle aussi très mouvementée, quels sont le concept et la représentation mentale, pédagogique et responsable qui le mettent en action.


On nous fait souvent appréhender la Révolution française comme l’étape décisive de l’émancipation humaine, avec une conception progressiste de l’Histoire, alors que pour Marat, le cours de l’Histoire est et sera toujours un univers qui ne maintient ses périodes d’«humanité», parfois merveilleuses, qu’au prix de contrôles sévères et permanents.


Marat est, avant tout, un théoricien de la contre-révolution.


Il l’affronte, de nombreuses manières, selon la subtilité, selon la violence des attaques contre la liberté, la justice et les «mœurs», envisageant parfois de ne pouvoir que se mettre «en attente» quand les populations ont été si profondément endormies qu’elles n’arrivent plus à analyser un contexte de destruction dont les humains ne peuvent sortir que par une rupture et une reconstruction au niveau «fondamental».


Sa pensée est donc d’une tout autre nature que «républicaine». C’est un «Ailleurs» qui n’a rien à voir avec des courants de «droite» ni avec ceux de «gauche» ou d’«extrême-gauche». Elle n’annonce ni l’essor du socialisme ni celui du communisme.

Pour Marat, la véritable opposition se situera toujours entre ceux qui veulent promouvoir le pouvoir (y compris avec une légitimité : les despotismes légaux) et ceux qui veulent le limiter et préserver à tout prix la souveraineté des peuples.


Face aux institutions, nous le verrons toujours méfiant et vigilant et, par exemple, jamais il n’interprètera une Déclaration des droits de l’homme, une Constitution, l’établissement d’une Assemblée législative comme des acquis à célébrer à tout bout de champ, mais comme des initiatives à contrôler sans répit car, employées pour favoriser la marche, l’expansion du pouvoir exécutif, elles peuvent se révéler les pires des pièges.


Or, aujourd’hui, bien plus qu’au XVIIIe siècle, les puissances exécutives essaient de nous faire fonctionner tout le temps, tout le temps… avec des schémas, des modules, des idées cadenassées, toujours habilement présentées comme «progressistes», alors que l’option de Marat s’écarte absolument de tels parcours pour éviter que nous ne nous enfoncions, au nom de lumières aveuglantes, dans les sombres servitudes volontaires.

Pourtant Marat n’a rien d’un «anarchiste». Les sociétés humaines ne peuvent s’ériger qu’avec des Contrats où la reconnaissance par des «adultes» de l’«essence» humaine et des risques encourus de la perdre et de retomber plus bas que les sociétés animales est le rôle premier.

Notre organisation sociétale reste un superbe enjeu.


Marat ne peut être accolé à aucune faction. Il n’est ni royaliste ni vraiment républicain, il est en désaccord avec les Jacobins sur les questions financières, religieuses, sur les corporations, sur la guerre. Son orientation très élaborée est essentiellement centrée sur le décodage puis l’affrontement tactique avec tout ce qui va se dresser contre la révolution.

Elle échappe au trajet des hommes des «Lumières», puis au courant des «gauches». Concernant ses rapports avec les Cordeliers, la plus grande prudence s’impose aussi, ce mouvement connaissant plusieurs tendances.


Une des grandes cibles de Marat est donc, à son époque, l’analyse de la marche du pouvoir exécutif vers toute forme de despotisme, lequel peut être tyrannique, monarchique, oligarchique, démocratique, populiste… Ses analyses donnent donc aux étapes, aux «moments» politiques des significations différentes.

Mais son opposition devient fondamentale quand un exécutif, quel qu’il soit, cherche à s’octroyer la souveraineté qui doit rester le privilège de la nation.


Marat nous donne ainsi une piste pour décoder notre temps et nous empêcher d’être entraînés, sans prévention adéquate, dans des cataclysmes désastreux pour les générations présentes et à venir.


Au moment où on fête si indûment le tournant dramatique de la Grande Guerre 1914-1918, on explique à peine que s’en préparait déjà une deuxième, 1940-1945, que d’aucuns osent parfois inscrire dans la «nature humaine» comme si notre Histoire n’était faite que de telles catastrophes, alors que la vérité est que ce sont nos analyses et nos actions qui ont fait défaut à ces moments décisifs.


Mais il n’est jamais trop tard pour cesser d’être aveuglés.








Charlotte Goëtz-Nothomb