TEXTES TRANSMIS PAR LECTEURS ET ANIMATEURS


MARAT ET LES FONCTIONNEMENTS COLLECTIFS 
POUR LE BIEN PUBLIC 

Par Charlotte Goëtz-Nothomb -  juillet 2017

© POLENORDGROUP

Tout au long des années de révolution, des associations dynamiques vont naître, seront désintégrées ou gangrenées et renaîtront encore et encore. 
Marat formulera très tôt l’idée d’établir solidement une Confrérie patriotique. 
La panoplie de stratagèmes mise en place par la contre-révolution pour saper cette quête d’autonomie civile et ces regroupements citoyens autonomes mérite toute notre attention. 

Au mois de mai 1790, le district de Bonne-Nouvelle a repris, à sa manière, la proposition d’une confédération de la garde nationale de Paris avec les gardes nationales de province. 
Ensuite, le district de Saint-Eustache a estimé que la confédération pourrait rassembler municipalités et gardes nationales. Marat salue ces projets avec enthousiasme : 

«Rien de mieux que cette confédération, pour consolider la révolution contre les manœuvres des ennemis publics qui s’efforcent de semer partout la zizanie et de souffler les feux de la discorde. Rien de mieux pour consacrer la Constitution et cimenter la liberté publique.»
 
«Ce pacte d’union, qui ne fera bientôt de tous les bons Français que les enfants d’une même famille, en réunissant leurs cœurs et confondant leurs intérêts les plus chers, formera un spectacle nouveau, inconnu jusqu’à ce jour, et le plus beau qu’ait jamais éclairé le soleil.» 

Marat se rend bien compte qu’il est difficile pour les patriotes de se connaître dans les grandes villes et il parle alors, pour la première fois, de clubs d’amis de la liberté. Il suggère que les meilleurs citoyens de l’Assemblée nationale en prennent l’initiative, soutenus par deux membres de chaque district, afin que la sélection des futurs membres soit rigoureuse. Mais la contre-révolution se révélera politiquement très forte; elle parviendra, pas à pas, à dissoudre tous les districts, rendant problématique la situation des assemblées civiles. 
L’esprit d’initiative survit certes, de nouveaux regroupements s’opèrent, des alliances se nouent, mais les exigences, posées par les districts expérimentés n’existent plus, il faut recomposer l’organicité, réévaluer le long terme. 

Il n’empêche que toutes ces réunions, ces associations spontanées continuent à inquiéter les hommes de pouvoir. Ils maintiennent une pression permanente sur l’Assemblée, à leurs yeux trop dolente. Son Comité des recherches, influencé surtout par La Fayette, va donc installer une infiltration par espions soudoyés.
Les atteintes perverses à la liberté de la presse et à la liberté de réunion, dans des milieux fort actifs pendant les premiers temps révolutionnaires, auraient dû donner aux «patriotes» une indication immédiate sur les procédés contre-révolutionnaires. Mais la formation politique est encore embryonnaire et freinée par une confiance et une crédulité envers tout ce qui semble nouveau.
 
Ainsi à Paris, ces «espions» bien payés comme MM. Leblanc, Goisset, Drouet et Beguer s’insinuent partout, deviennent membres des sociétés, des clubs, des comités. Ils sont mandatés pour des missions de surveillance rapprochée et ont dans le collimateur bien des journaux : outre L’Ami du Peuple, on peut aussi citer Jean Bart, le Père Duchesne… 
Des «taupes» infiltrent aussi Le Club helvétique.
Aux Archives Nationales (dossier E XXIX, n°329) on peut retrouver leurs rapports écrits sur Marat, ses journaux et ses collaborateurs. On ne recommandera jamais assez la lecture de ces documents pour se faire une idée de l’ambiance complexe qui règne à Paris. 

Les stratégies pour saboter les associations citoyennes
A Paris, les anciens districts seront découpés pour former des sections. Ainsi le vaillant district des Cordeliers est-il divisé en trois. Dans les sections sont amalgamées des portions de districts très patriotes et des portions de districts plus conservateurs. 
Les habitudes prises par les citoyens sont bouleversées : sur les anciens lieux de réunion, ils trouvent d’autres groupes. D’autre part, les autorités elles-mêmes organisent de nouvelles sociétés mais en prenant soin de bien scinder les participants : des activités sont réservées aux citoyens reconnus «actifs», des regroupements ne sont prévus qu’en faveur des habitants démunis…Divisions, amalgames, initiatives d’en haut… manœuvres en tous sens pour gagner, regagner l’audience publique. 

De juillet à novembre 1790, la situation des assemblées civiles est très ambiguë.
Le 20 octobre 1790, Marat, en pleine offensive contre les menées du général La Fayette, en particulier celles qui visent à désarticuler la garde nationale, se plaint de n’être en sécurité nulle part pour mener une action politique décisive :

«Si les patriotes avaient formé entre eux une société d’hommes sûrs, d’hommes éprouvés et si cette société avait elle-même formé sa correspondance avec les provinces, je l’aurais invitée à requérir les bons Français à saisir dans la même nuit, par tout le royaume, les papiers des commandants de toutes les gardes nationales et des émissaires du sieur Motier, très convaincu que l’on y aurait trouvé des preuves irrésistibles du plan de trahison de l’immortel restaurateur de la liberté.»

Jusqu’à la fin de l’année, Marat ironise sur ces faux patriotes qui «dominent par leur babil», passant de section en section «travestis en perruque à queue, crainte d’être reconnus». 
Lui-même, ses collaborateurs et les colporteurs de ses journaux sont continuellement pistés. 
Le tableau est donc bien sombre, traversé seulement de quelques éclaircies, en particulier les arrêtés de la section de Mauconseil que Marat juge opportuns, surtout ceux sur une haute cour nationale et le jugement des ministres. Quand d’autres sections adhèrent à cette motion, Marat soutient, mettant l’accent sur la forme à adopter lorsque la députation, regroupant un ensemble de sections, se rend à l’Assemblée nationale : 

«Il est donc vrai que les sections de la capitale ont adhéré à la fameuse motion de celle de Mauconseil sur le jugement des ministres, de cette section qui s’est tant de fois distinguée par son patriotisme éclairé, de cette section qui a remplacé le district des Cordeliers, fondu dans celle de Saint-André. En attendant sa nouvelle forme, il dispute de civisme avec sa rivale. […]
Le vœu des citoyens de Mauconseil est donc celui des citoyens de la capitale. Quelque juste qu’il soit, la Commune de Paris doit sentir qu’elle manquerait son but si elle se présentait au législateur en suppliante. Qu’elle s’adresse donc à lui avec cette noble assurance qui naît de l’intime conviction de ses droits. Et comme l’objet de sa demande est le vœu de la France entière, qu’elle prenne ce ton de dignité que prendrait la nation elle-même. […] 
Mais surtout que les Parisiens qui ont sauvé la France ne négligent pas d’accompagner la députation de la Commune à l’Assemblée nationale; que ce jour-là, cent mille citoyens environnent la salle et appuient le vœu de leurs mandataires.»

Lors de manifestations où des délégations représentent la souveraineté nationale, Marat insistera toujours sur la nécessité d’adopter une attitude très déterminée mais empreinte de la plus grande dignité et qui soit soutenue par une présence massive et calme des citoyens. 

Le noyautage des clubs influents - L’exemple du Club des Jacobins
Certaines orientations historiographiques ont étroitement lié Marat au Club des Jacobins, ce qui confirme qu’elles n’avaient pas encore eu un accès complet à ses textes. En effet, Marat adoptera envers les Jacobins la même attitude qu’envers les autres associations, dénonçant les manigances des autorités à leur encontre, mais ne ménageant jamais les critiques internes et cela d’autant plus qu’il voit, dans les Jacobins, un groupe de pression important où se préparent les discussions «et souvent les décrets de l’Assemblée nationale». Les Jacobins sont un Club influent. Ils ont établi autour de la société-mère un réseau national de «Sociétés des Amis de la Constitution» assez différentes mais qui bénéficient de l’affiliation et du courrier général. 

Décodons quelques-unes des critiques de Marat envers ce Club.
En juin 1790, Marat aurait trouvé «digne» que le Club s’intéressât à la situation de soldats des troupes de ligne qui venaient d’être déclarés indignes de servir la nation. 
En août 1790, lors des «malheureuses affaires de Nancy» qu’il qualifie de «massacre prémédité» contre le régiment suisse de Châteauvieux, solidaire du peuple lors de la prise de la Bastille et anéanti par le général Bouillé, beau-frère de La Fayette, il conjure les députés fidèles de ne pas lâcher prise, ajoutant : «Leur présence, cent fois plus utile dans le sénat de la nation qu’au club des Jacobins, empêchera une multitude d’arrêtés et de décrets désastreux.» 
En septembre 1790, il signale, avec ironie, que La Fayette, craignant sans doute d’être percé à jour, est déterminé à «venir quelquefois chercher la lumière au club des Jacobins», en y jouant le rôle du «diable dans un bénitier».
En octobre 1790, il n’est pas sûr que le Club ne va pas se déshonorer en acceptant d’intégrer purement et simplement ce général, comme il a déjà eu tendance à accueillir des «indignes mandataires», des «déserteurs de la patrie.» 
En décembre 1790, Marat nous apprend que Mirabeau préside les Jacobins et que La Fayette y a introduit Desmottes, un de ses fidèles espions.
Voir les Jacobins accueillir «d’infâmes ennemis de la révolution» le mène à leur appliquer, en désespoir de cause, son humour bien caractéristique.

«Cette sottise serait irréparable, si le club des femmes, que la providence semble avoir placé sous celui des Jacobins pour réparer ses torts, n’était à portée de se défaire de Bailly et de Motier, en les faisant conduire à la lanterne après les avoir bernés à la première visite qu’ils auront l’imprudence de faire aux Jacobins.»

Si Marat n’est pas tendre pour divers personnages admis aux Jacobins, il fait aussi preuve de vigilance et de patience, ne cédant pas aux tendances généralisatrices. Maintes fois, malgré leurs divergences, il fera appel à Robespierre qu’il défendra longtemps avec une grande fidélité, mais en lui reconnaissant une certaine naïveté. 

Une autre orientation historiographique a positionné Marat en père des sociétés fraternelles. 
Un article bien connu d’Albert Mathiez porte même ce titre, mais il exprime une position qui ne correspond pas à l’attitude de Marat, lequel ne soutiendra jamais aucune institution sans analyser préalablement son impact réel in vivo et l’évolution de ses interventions. Et l’Ami du Peuple ne mâche pas ses mots à l’encontre de «nombre de réunions de bavards impénitents qui se répandent en arrêtés, en pétitions, qui se font concurrence pour le discours le plus spectaculaire ou la motion la mieux tournée». 
Marat n’admire les mouvements du peuple que pour leur détermination à promouvoir un «monde à l’endroit». Quand il se montre très découragé, c’est vrai qu’il s’en rapporte aux femmes de la Halle ou à ceux qu’il nomme ses bonnets de laine, mais ce n’est pas pour les voir manifester, revendiquer, faire des motions. Il les appelle à l’action dans des buts très précis : préserver la liberté, défendre l’esprit public. «Au milieu des nombreuses sociétés babillardes de la capitale, connues sous les dénominations de clubs patriotiques, clubs des amis de la Constitution, de clubs des ennemis du despotisme, etc., n’y en aura-t-il donc pas une seule qui serve efficacement la chose publique ?» 
«Pauvres sections, ce n’est pas en passant le temps à bavarder, en cherchant à vous signaler par tel ou tel arrêté, en vous réunissant même sur tel ou tel objet, mais en vous bornant au point capital et en le suivant sans relâche avec énergie. Ah ! laissez-là vos motions!» 

Parfois même, il tire un bilan catastrophique: «Paris était divisé en 60 districts, aujourd’hui il l’est en 100 sociétés différentes, où chaque jour on forme mille résolutions dont aucune n’est suivie. Depuis que ces sociétés existent, il s’y est fait 200.000 motions et 2.000 arrêtés. Montrez m’en un seul qui ait produit le moindre effet. 
Ô nation babillarde et présomptueuse…» 

Piège et riposte
En substituant les sections aux districts, les autorités ont abattu une carte maîtresse, et les citoyens patriotes ont perdu la main, mis dans l’incapacité d’avoir accès aux affaires publiques. Profitant de la période de transition – nous sommes en janvier-février 1791 - les bureaux ou comités des nouvelles sections ont été soigneusement composés de personnages, soudoyés pour freiner les convocations, éviter les contacts entre les sections et surtout, dérober à la connaissance de la Commune les faits qui intéressent le salut public.

«Or, en différant d’instruire les sections des arrêtés qu’elles s’adressent mutuellement et en n’opposant aux vœux des citoyens qu’une négligence concertée, ils peuvent les excéder de dégoûts, faire exhaler en murmures leur mécontentement, se jouer de leurs griefs et barrer toutes les mesures.» 

Marat voit très bien quand le Pouvoir change de tactique. Ainsi, il repérera très tôt la stratégie inédite et subtile qui consiste à valoriser publiquement, à glorifier même, la liberté de réunion, tout en la sapant de l’intérieur. Laisser les citoyens se rassembler pour tout et pour rien, aller jusqu’à susciter des raisons de mécontentement pour provoquer des manifestations, se servir de ces rassemblements pour exalter la participation populaire et permettre aux représentants du Pouvoir d’y parader sont autant de facettes de ce jeu éminemment «politique» qu’il voudrait tant que les leaders patriotes repèrent de plus en plus vite pour ne pas être piégés. 

Rien dans ses appels ne visera donc à privilégier des rassemblements quantitatifs à répétition qui épuisent l’énergie ou la détournent. C’est à la rigueur des districts et à la re-formation de pôles organiques immunisés face aux séductions qu’il faut revenir ou aboutir. 

Comment imaginer concrètement ce que Marat appellera désormais les clubs de section ? 
Il conviendrait, écrit-il, «que tous les bons patriotes de chaque section se réunissent immédiatement en clubs portant le nom de leurs sections respectives, qu’ils n’y admettent aucun procureur, aucun commissaire de quartier ou de section, aucun robin, aucun pensionnaire de la cour, aucun officier de l’état-major, aucun citoyen dont le patriotisme soit équivoque, qu’ils nomment chacun six commissaires pour prendre connaissance des arrêtés envoyés aux comités respectifs de leurs sections et qu’ils assemblent leurs sections pour délibérer immédiatement sur les arrêtés dont tout retard nuirait aux intérêts de la chose publique.» 
Rapidité, sélection rigoureuse, délibérations immédiates et liaisons sur base des grands problèmes d’intérêt public, voilà l’option constamment défendue par Marat. 
Le modèle, cette fois, sera la section de Mauconseil «qui fonctionne à merveille grâce à son club». Des sections, bien organisées à partir de février 1791, parviendront à convoquer des assemblées générales en moins de trois heures. Mais surtout, les arrêtés étant préalablement discutés, les malversations connues, les agressions diffusées, les citoyens arrivent aux réunions avec des arguments solides et des preuves et peuvent mener campagne contre les mouchards, dénoncer les dilapidations municipales, exiger que justice soit faite lors de massacres et empêcher les exactions contre les soldats patriotes.

Le Club des Cordeliers
En même temps que renaît, pendant un certain temps, une réelle dynamique d’intervention de la Commune, se repose le problème de la coordination des initiatives. 
Un Club des Cordeliers qui a commencé à faire parler de lui et se montre actif sur la scène politique pourra-t-il remplir cette fonction ? 

En février 1791, on sent Marat très découragé par la situation générale. 
Sa vie est difficile financièrement, il est toujours sous mandat de prise de corps, il a certes de l’estime pour certaines sections et réciproquement, mais le manque de perspectives, le dévoiement de ses journaux par plusieurs faussaires l’épuisent, la propension sinon les pulsions du peuple à se laisser séduire et corrompre fait qu’il envisage même de se retirer. 
L’appui de ce nouveau Club des Cordeliers, très présent au printemps 1791, les connexions entre leurs positions - sur la journée du 18 avril, sur la fuite du roi - vont, cette fois, faire passer à la postérité l’idée que Marat est avant tout un Cordelier. 

Il est très fastidieux de constater, à des siècles de distance, ce mouvement perpétuel qui vise à enfermer Marat dans tel ou tel tiroir ! Le Club des Cordeliers a toujours, lui aussi, comporté plusieurs tendances et connu des scissions. Ainsi, c’est un raccourci idéologique de considérer qu’il est l’initiateur et le promoteur du parti républicain. La suspicion de vouloir remplacer la monarchie par la république est plutôt un argument lancé, dès 1790, par le Pouvoir, pour discréditer un autre club efficace, celui des Vainqueurs de la Bastille. 

Par contre, sans risque de se tromper, on peut affirmer que Marat trouvera très positif que les Cordeliers renouent avec la fonction de recours juridique pour les citoyens opprimés, lui compris, ce qui était une des caractéristiques de feu le district du même nom. 
Ainsi on peut à nouveau s’adresser au Club pour obtenir l’aide d’avocats patriotes, surnommés aussi «défenseurs officieux» ou «défenseurs des opprimés» comme M. Parein ou l’avocat Buirette de Verrières, très efficaces dans plusieurs causes importantes, en particulier, en 1791, dans l’affaire des mouchards du général La Fayette.

Dans sa «collection corrigée» de journaux, retrouvée en Ecosse par les chercheurs de l’association belge POLE NORD, Marat insère régulièrement, en marge, une note manuscrite : Mon histoire, en regard de propositions concrètes qu’il a formulées dans le cours de la Révolution, surtout quand elles ont été couronnées de succès. Ces repères permettent de mesurer à quel point les différents axes de sa pensée sont structurés et forment, retournements compris, un ensemble cohérent. 

Le dimanche 16 janvier 1791, Marat annonce dans son journal un «Projet d’une société patriotique vraiment utile, proposé aux amis de la justice et de la liberté». 
Et il lui a donné un nom: Les Vengeurs de la loi. Les buts qu’il lui assigne relèvent en droite ligne de son Plan de législation criminelle qui date de 1777.

«Son but sera de poursuivre la punition de tous les crimes qui attaquent la sûreté et la liberté publique ou individuelle et qui compromettent le salut du peuple. […] Qu’on repousse de son sein tout courtisan, tout commissaire royal, tout académicien, tout pensionnaire de la cour, tout financier, tout agioteur, tout procureur, tout membre de l’état-major parisien, tout municipal, qu’on n’y admette qu’avec une précaution extrême aucun jadis noble, aucun membre des anciennes cours de judicature, aucun ancien officier des troupes de ligne, aucun officier supérieur des bataillons parisiens, sans les astreindre à donner des preuves de civisme dix fois plus fortes que celles qu’on exigera des citoyens d’un état non suspect. Que la société ne soit formée tout au plus que de 25 membres ayant voix délibérative, mais qu’elle ait pour agrégés tous les citoyens honnêtes qui viendront se présenter et qui promettront de respecter l’esprit de l’institut. […]
On sent bien que cette société doit être composée de préférence d’hommes sages, éloquents, habitués à parler en public et capables de plaider eux-mêmes contre les délinquants dont ils poursuivront la punition. Tout ce qu’il y a d’hommes distingués par leur civisme et leurs lumières doivent aspirer à l’honneur d’y être reçus.»

Que ce soit lors des assassinats de La Chapelle ou lors des ignominies commises par Carle, chef des mouchards, il ne pourra que rappeler combien serait utile cette Société des Vengeurs de la loi. Mais elle ne verra jamais le jour.   
 
La liberté de réunion sabordée
A nouveau, c’est un processus complexe, mal décodé par les citoyens, qui va mener à la désagrégation de cette liberté fondamentale. Ce terrain étant très sensible, les contre-révolutionnaires useront de haute stratégie et d’une grande prudence pour le miner. 

Les sociétés populaires en général seront encouragées puis noyautées par le Pouvoir. 
Par contre, celles qui mènent des actions déterminées, comme Les Vainqueurs de la Bastille, Le Club des Cordeliers ou Le Club helvétique seront harcelées sous mille et un prétextes et empêchées d’agir. De véritables parties d’échecs se joueront entre les assemblées agissantes du peuple et les autorités en place. 

«Bailly et Motier, furieux de n’avoir pu encore se venger de l’affront qu’ils viennent de recevoir par la glorieuse expédition des Vainqueurs de la Bastille contre les mouchards à la solde de ces chefs de l’armée et de la municipalité parisienne font courir le bruit parmi les membres de l’Assemblée nationale que ces dignes soldats de la patrie veulent s’ériger en république et qu’il est très dangereux de laisser subsister leur assemblée»

Mais en janvier 1791, les mêmes Bailly et La Fayette profiteront «avec adresse de l’aversion du peuple pour le Club monarchique, où s’est fondu celui des fédérés et de l’alarme répandue par le projet de faire égorger les boulangers» pour faire défendre à ce Club monarchique – dont ils sont en même temps des membres éminents - de s’assembler. Ils pousseront le double jeu jusqu’à faire prendre un arrêté municipal à ce sujet.
Si encore, note Marat avec toujours son humour particulier, ils avaient décidé de le dissoudre pour ce qu’il est, un Club «vraiment contre-révolutionnaire», mais non, cette manœuvre ne sera introduite que pour avoir, dans la foulée, «un prétexte de dissoudre, d’un seul coup, toutes les associations patriotiques».

Enfin, la contre-révolution marquera un nouveau point décisif quand l’Assemblée nationale refusera de recevoir en députation les représentants d’un grand nombre de sections de la capitale qui prétendent «mettre sous ses yeux la preuve complète des crimes de lèse-nation des ex-ministres, et cela sous prétexte que leur démarche ne pouvait être légale qu’autant qu’elles feraient présenter leur adresse par la municipalité. Comme si la Commune ou la nation avait besoin du ministère de ses délégués, toutes les fois qu’elle veut exercer ses droits par elle-même.»
C’est, dit Marat, un habile «tour de passe» que d’interdire à la Commune ou à la nation de s’exprimer directement, en arguant que l’Assemblée ne traite qu’avec la Municipalité et a autre chose à faire que d’écouter des récriminations, elle qui ne s’occupe que des «grandes questions». L’argument d’une fausse légalité trouve déjà ici sa pleine mesure. L’Assemblée nationale se sert de l’appui sur des décrets contestables, qu’elle assimile à des Lois pour en imposer. Marat ne cesse de relever ces confusions permanentes entre Lois et réglementations qui privent les assemblées civiles de leurs prérogatives fondamentales, c’est-à-dire les réduisent à n’être que de simples «motionnaires locaux», coupés de la force publique.

Au début de 1791, une position essentielle pour la formation citoyenne - et toujours d’actualité - va souligner le type de désaccord nuancé qui peut opposer Marat à d’autres patriotes ici, en l’occurrence Robespierre et Pétion. 

Que dit le projet de décret sur la «souveraineté», présenté à l’Assemblée par Le Chapelier et qui concerne forcément ces associations : «La souveraineté étant une et indivisible, et appartenant à la nation entière, aucune administration de départements ou de districts, aucun tribunal, aucune municipalité, aucune Commune, aucune section de Commune, aucune section du peuple, sous quelque dénomination quelconque, aucun citoyen ne peut faire aucun acte de souveraineté ; mais ont droit de pétition en se conformant aux règles qui sont et seront prescrites.»
Suivent des dispositions concernant ces règles, les attitudes admises lorsque les citoyens assistent à telles ou telles audiences ou séances parlementaires : tête découverte, silence, pas de signes d’approbation ou de désapprobation, les incitations au désordre pouvant entraîner jusqu’au renvoi en maison d’arrêt… 

Le style de ce préambule conduit Marat à une nouvelle réaction humoristique : 
«Quand on a assisté à quelques séances des pères conscrits, on s’étonne qu’ils aient eu le front de proposer sérieusement cet article. A les entendre se chamailler, s’applaudir, se honnir, se huer, à les voir s’élancer de leurs places, trépigner, courir au milieu de la salle, grincer des dents, se démener, s’invectiver, se menacer, se mettre le poing sous le nez, parler de sabres, de pistolets, quel homme de sens ne se croirait dans un cabaret ou dans un corps de garde ?»

Ensuite, s’il relève que Robespierre et Pétion ont cru «couper le mal à la racine» en attaquant, au nom de la liberté d’expression de pensée de chaque citoyen, le principe que «la souveraineté existe sans partage dans la nation et que, dans un grand Etat elle ne peut être exercée que par les représentants du peuple», il pense qu’ils se trompent et rétrécissent la formation politique. 
Pour Marat, c’est le «moment» qu’il faut profondément analyser. Cette pensée en mouvement est claire quand on lit attentivement ce qu’il écrit dans son journal :

«Nulle association libre de citoyens, nulle société fraternelle, nulle assemblée patriotique n’a le droit de s’immiscer dans les affaires publiques pour les gérer ou les administrer, cela est incontestable. Et pour opérer le bien public, elles n’ont que le droit pur et simple de proposer, de conseiller, de demander, de solliciter, cela est incontestable encore.»      
«Mais quand il s’agit de tirer raison des attentats contre la liberté et la sûreté publique, quand il s’agit de s’opposer aux machinations des ennemis de la révolution, de réprimer les conspirateurs, quand il s’agit d’empêcher la patrie de périr, les sociétés patriotiques ont le droit d’être non seulement délibérantes mais agissantes, mais réprimantes, mais punissantes, mais massacrantes dès qu’elles ont tenté toutes les voies légales de réprimer les ennemis publics et que les dépositaires de l’autorité sont coalisés pour leurrer le peuple, l’endormir sur les bords de l’abîme et consommer sa perte.»

Autrement dit, la souveraineté déléguée n’a plus de sens quand les mandataires ne sont plus centrés sur le bien général mais divisés en factions concurrentes voire ennemies, qu’ils sont corrompus, infidèles ou vendus. 
Mais une autre manœuvre repérée par Marat peut, aujourd’hui encore, faire l’objet d’une intéressante leçon de formation citoyenne. Cette fois, il la compare à une «pratique des empoisonneurs» : «C’est toujours à des décrets favorables en apparence à la liberté publique, qu’elle (l’Assemblée) a soin d’accoler par supplément quelques dispositions captieuses, qui ne sont propres qu’à l’anéantir, de même que les empoisonneurs ont soin de mêler à quelque boisson agréable les sucs funestes qui doivent porter la mort.»
 
Le 18 juin 1791, Marat fait un tour d’horizon de toutes les attaques et conclut que «les infâmes représentants de la nation l’ont dépouillée de ses droits». 
A trois jours de la fuite de la famille royale, il écrit : «… le moment s’approche où le peuple sentira la nécessité indispensable d’avoir un tribun ou un dictateur momentané pour le défendre contre les légions nombreuses de ses oppresseurs». 
On sait toutes les critiques, toutes les interprétations sans nuances et hors contexte que cette injonction, tirée de la politique antique, a values à Marat. Elle sera d’ailleurs au cœur du discours qu’il prononcera à la tribune de la Convention nationale, lors de la fameuse séance du 25 septembre 1792 où il menacera, si on lui retire la confiance, de se tuer devant l’Assemblée, ce qui donne le ton et le niveau du combat qu’il va poursuivre, comme député cette fois. 

Certaines sociétés populaires joueront encore un rôle éminent pendant la crise de Varennes, lorsqu’elles ramèneront à Paris le roi-traître. Mais l’affreux Massacre du Champ-de-Mars qui coûta la vie à des citoyens désarmés, à des femmes et des enfants provoquera la fragilisation des sociétés citoyennes, contraintes désormais de déclarer préalablement, au greffe de la municipalité, chacune de leurs réunions.

C’est le moment de rappeler que la Révolution fut jalonnée de massacres, perpétrés, le plus souvent, à l’instigation du Pouvoir : Massacre de Nancy, Massacre de La Chapelle, Massacre du Champ-de-Mars, Massacre du 10 août 1792…. 
Mais aborde-t-on cette question aujourd’hui encore, la pression est encore et toujours mise d’abord sur Les Massacres de septembre 1792, imputés particulièrement à Marat, même si des travaux sérieux ont, depuis longtemps, réévalué les contours de ces événements et le rôle exact joué par l’Ami du Peuple. 
 
Quand Marat entre comme député à la Convention nationale de la République française en septembre 1792, il a compris que le contexte général a changé, qu’une politique ayant d’autres contours va se mettre en place, se proclamant républicaine, peut-être porteuse d’un nouveau rapport de forces, mais aussi d’autres pièges. Sans renoncer le moins du monde à sa ligne de conduite, l’Ami du Peuple jugera, à ce moment, plus utile de se battre, de l’intérieur de l’Assemblée, sur tous les sujets. 

Débute alors le terrible affrontement qui l’opposera jusqu’à son assassinat, soit pendant dix mois, à ceux qu’il appellera finalement «la faction des Hommes d’Etat».