La fable du voleur à Oxford


par Charlotte Goëtz-Nothomb - 2011


© POLENORDGROUP



La fable sur Marat voleur est toujours en vogue. Jacqueline Dauxois la répercute dans la biographie qu’elle a consacrée à Charlotte Corday en 1988 puis elle revient à la surface en 2009, nichée dans l’essai de Michel Onfray La Religion du poignard – Eloge de Charlotte Corday. [1]


En ne faisant remonter ce conte qu’au XIXe siècle, on sous-estime d’abord fortement sa longévité. En réalité, il prend corps du vivant de Marat, sous la plume du libelliste Antoine Gorsas, et ceci dès 1792 [2]. Cette véritable origine permet, dans la foulée, de relever que les connotations animalières que Jules Michelet applique à Marat n’ont rien de neuf, elles non plus, Gorsas les maniait déjà allègrement.


En octobre 1792, les adversaires de Marat à la Convention mettent au point plusieurs stratégies pour annihiler son influence et le renvoyer définitivement dans son «souterrain». L’une d’elles consiste à dresser le portrait de plus en plus atroce et sensationnel d’un «monstre». Parfois la tactique est payante, on le mesure au parcours de combattant que chaque journée réserve au député Marat pour exprimer sa pensée, faire passer une motion ou simplement arriver à placer un mot. Mais cette médaille-là a son revers, puisque, grâce à ces attaques, Marat doit se faire entendre à toutes forces. Il n’empêche. L’analyse des filtres mis par ses ennemis revêt une importance spécifique.


Filtre : voleur !

Affrontons-le d’abord dans sa dimension de départ, avec son enveloppe.

Qu’écrit Antoine Gorsas dans son Courrier des départements du 5 mars 1793 ?


C’est en 89 que Marat est sorti de son limon, et que tout fangeux encore, il a rampé, du marais où il était ignoré, dans nos carrefours, où ses triviales injures ont concouru à le faire connaître des «boues et lanternes» dont il s’est déclaré le protecteur, et Camille Desmoulins, le «procureur général». Dès cette époque, nous signalâmes cet insecte, né comme les serpents du Nil de la corruption organisée par les débordements de ce fleuve. A cette même époque, nous avions cité un fait que nous invitons nos concitoyens de vérifier. Marat, comme l’on sait, s’était dit médecin, et en cette qualité, cet empirique avait parcouru la France, avait même été à Londres, d’où le ridicule, la faim, le mépris et les constables le chassèrent. [2]


En note, Gorsas ajoute : L’honnête Ami du Peuple, pendant son séjour à Londres, fut conduit par son étoile, que l’on dit être Mercure, auprès d’une bourse copieusement fournie de jetons et médailles d’or que, par une distraction naturelle aux hommes de génie, il changea de place. Ce petit déplacement lui attira quelques désagréments qui, unis à son antipathie connue pour les visites domiciliaires, le déterminèrent subitement à mettre le Pas-de-Calais entre les FRERES VISITEURS de Westminster et l’ami du bien public.


Il faut rappeler que cette affaire d’un vol de médailles à l’Ashmolean Museum d’Oxford avait fait quelque bruit en Angleterre au moment des faits. On peut trouver des traces de cette affaire dans The Gentleman’s Magazine (1er février 1776), le Lloyd’s Evening Post (9 février 1776), le Morning Post (9 février 1776), le Jacksons’s Oxford Journal (10 février 1776)…

Cherchant à nuire à Marat, Gorsas lance le dé en France en 1792. La fable commence à courir… 

La voilà reprise en Angleterre dans The Star de Glascow en mars 1793. Le vol de médailles y est également attribué à Jean-Paul Marat.


From an investigation lately taken at Edinburgh, it is said that Marat, the celebrated orator of the French Convention, the humane, the mild, the gentle Marat, is the same person who, a few years ago, taught tambouring in this city under the name of John White. His conduct, while he was here, was equally unprincipled, if not as atrocious, as it has been since his elevation to the legislatorship. After contracting debts to a very considerable amount, he absconded, but was apprehended at Newcastle and brought back to his city, where he was imprisoned. He soon after executed a summons of cessio bonorum against his creditors, in the prosecution of which it was found that he had once taught in the Academy at Warrington in which Dr Priestley was a tutor; that he left Warrington for Oxford, where, after some time, he found means to rob the museum of a number of gold coins and medallions; that he was traced to Ireland, aprehended at an Assembly there in the character of a German Count, brought back to this country, tried, convicted, and sentenced to some years hard labourd on the Thames. He was refused a cessio, and his creditors, tired of detaining him in gaol, after a confinement of several months set him at liberty. He then took up his residence in this neighbourhood, where he continued about nine months and took his final leave of this country about the beginning of the year 1787.


Ces «révélations» sur le passé anglais de Marat tombent à pic au moment où Jean-Louis Carra développe dans les Annales patriotiques et littéraires du 1er mars 1793, une deuxième stratégie pour déstabiliser Marat : celle d’en faire un agent-espion anglais.


 … rien ne doit étonner dans la feuille de Marat, puisqu’il a la faiblesse d’y insérer des lettres et des articles tout entiers qui lui sont donnés par des Anglais, violemment soupçonnés d’être les agents secrets de Pitt, tels qu’un certain Thompson; d’un autre côté, il fréquente un certain Martel, également soupçonné d’être l’agent du gouvernement anglais. Tout me prouve à moi qu’il se laisse mener par nos ennemis secrets, dont il est l’aveugle instrument et qui profitent de sa crédulité et de son imagination exagérée et inconsidérée pour semer le trouble et les défiances parmi nous. Cette vérité, je dois enfin la dire.


Le lien entre l’itinéraire de Gorsas et l’accusation de Carra est rapidement fait dans l’esprit des observateurs et notamment dans celui de Jacques Mallet du Pan qui écrit dans le Mercure français du 6 mars 1793 :


Carra qui n’a pas toujours eu sur Marat l’opinion qu’il en porte aujourd’hui continue toujours à le regarder comme l’instrument des cours étrangères. Les applaudissements qu’on lui donne lui paraissent dirigés et payés par les banquiers, ex-financiers et autres agents de désordre et de désorganisation, car ces applaudissements n’ont lieu que lorsque Marat insulte la Convention et calomnie les meilleurs citoyens.

Qu’est-ce donc que ce Marat? D’où est-il? D’où vient-il? Qu’a-t-il fait? Comment, sans aucune espèce de talent, a-t-il pu jouer un rôle dont la France ne tardera pas à s’étonner? C’est qu’à beaucoup d’audace, il joint une sorte de caractère que dirigent ceux qui se tiennent derrière la toile. On sera fort surpris un jour d’apprendre que cet homme a fait plus pour les cours étrangères que toutes leurs armées.

Un des journalistes qui a montré le plus de courage à démasquer les fourbes et à poursuivre les fripons s’est essayé à esquisser quelques traits de la vie de Marat (Voyez le Courrier des Départements, 5). Il s’était d’abord dit médecin, et en cette qualité, il avait parcouru la France, avait même été à Londres, d’où le ridicule, la faim, le mépris et les constables le chassèrent. Le ci-devant comte d’Artois le recueillit à Versailles dans son hôtel de la Pompe, et lui donna le titre de médecin de ses écuries, car l’on sait que les écuries avaient leur gouverneur, leur chapelle, leurs aumôniers et leur médecin. Dans le temps qu’on le croyait enfoncé dans son souterrain, il était arrivé à Versailles chez l’un des agents du ci-devant comte d’Artois, et c’était de là qu’il envoyait à Legendre les poisons qu’il faisait circuler sous le nom d’Ami du Peuple.


Comme on le constate ici, la fable du voleur et celle de l’agent anglais sont étroitement connectées. Et la deuxième, malgré tout ce qui est maintenant bien connu de la vie de Marat, nourrit encore de nos jours des plumes avides de scandale. [3]


Mais reprenons la piste du voleur de médailles. Elle surnage et s’étoffe, amenant une épopée digne d’un feuilleton : un voleur et escroc téméraire se double d’un professeur de français à la Warrington Academy dans le Lancashire, d’un amoureux transi demandant en mariage la sœur du professeur Aikin, d’un prisonnier aux pontons de Woolwich, d’un évadé de ce pénitencier, d’un professeur de broderie au tambour à Edimbourg, d’un libraire faisant faillite à Bristol et sauvé in extremis grâce à la compassion d’une association philanthropique. Si le but n’était pas de nuire si ouvertement à l’Ami du Peuple, le personnage, quoique délinquant, pourrait même passer pour un être plutôt aventureux !


La fable fait long feu. Sans que notre texte puisse en relever toutes les traces [4], signalons que c’est Henry Ashbee, dans son article «Marat at the Ashmolean Museum», The Academy, n°1104 qui rassemble à nouveau, en 1890, les pièces du puzzle «vol» :


During the ten years which J.P. Marat spent in England, several misdemeanours were attribued to him, not the least of which was the robbing at the Ashmolean Museum at Oxford. In a sketch I lately wrote of his doings in England, I reproduced a report of the condemnation of one ‘J.Peter le Maître, alias Mara’, extracted from the Book of the Crown Court for the Oxford Assises, dated 5th March 1777, together with a list of articles I have seen by Mr. Edward Evans of th Ashmolean Museum with copies of two documents bearing on the same affair and confirming, in my opinion, that the revolutionist Marat was the perpetrator of the theft. They are a letter (1776) by one Richard Hutchinson, of Norwich, who purchased some of the solen property from Marat ; a list of articles bequeated or restored to the Museum by Dr William Sheffiels, provost of Worcester. […]


Et Ashbee de conclure qu’on a bien tenté en France de laver Marat de ce grief, mais que lui-même pense : «it will be difficult to clear his memory of the Ashmolean Museum robbery». 


Voici pourtant un premier écueil : en 1908, Charles Vellay fait paraître la première partie de son importante contribution à La Correspondance de Marat. [5] On peut y lire une lettre datée de Douvres, le 11 avril 1776, où Marat dit à un correspondant inconnu qu’il a raté à Londres «that he was going to the Continent on business and would settle his account on his return in October.». Or, c’est exactement à la même période qu’il est suspecté d’être emprisonné pour le vol.   


Ceci n’empêche pas Sidney Lovell Phipson, dans sa biographie Marat, his carrier in England and France before the Revolution, publié à Londres en 1924, de renflouer la fable en s’appuyant sur des extraits des Notes and Queries de 1862, où un certain M. Harford fait part d’une confidence du valet de son ami James Ireland. Ce valet aurait apporté des vivres à un prisonnier qui se faisait appeler Marat Amiatt qu’il aurait formellement reconnu plus tard dans le député Jean-Paul Marat.


Ces allégations si déterminées de Phipson conduisent Louis Gottschalk qui prépare puis publie, en 1927, son Jean-Paul Marat : a study of radicalism [6] à prendre de sérieuses distances avec ce qui lui semble un quiproquo, une supercherie. Il se démarque, avec encore plus de détermination dans son article «Marat a-t-il été en Angleterre un criminel de droit commun ?» publié dans les Annales historiques de la Révolution française. Il trouve bien léger d’incriminer Marat sur un nom douteux et une ressemblance aléatoire.


Mais en 1934, un autre historien anglais, M.J.M. Thompson, prend la relève de Phipson avec l’article «Le Maître, alias Mara», que publie l’English Historical Review. Et en 1935, la fable resurgit cette fois dans la revue Révolution française.

W. Mayr laisse à nouveau planer tous les doutes dans son texte intitulé «L’Ami du peuple a-t-il été un voleur ?», où il semble redécouvrir une lune dont nos lecteurs connaissent maintenant les différentes phases :


Nous voici donc amené aux indices que nous révèlent les rapports de police, les actes de justice et les journaux : en août 1775, Pierre Le Maître paraît avec sa femme à Oxford, où un enfant, Henry-Pierre, leur naît. La femme s’occupe de broderie au tambour, l’homme, natif de Suisse, enseigne le dessin aux dames, et le français. En février 1776 a lieu le vol du musée Ashford. Le délinquant s’enfuit, il est arrêté à Dublin, ramené à Oxford et jugé sous le nom de Jean-Pierre Le Maître, alias Le Maire, alias Mara. Pendant sa détention provisoire, il fait le projet d’une autobiographie Le voyageur et sa malheureuse femme, ou la vie, les aventures et les voyages de Pierre Le Maître, sorte d’apologie qui devait servir à attendrir ses juges. Il est néanmoins condamné aux travaux forcés. Le voici aux pontons de Woolwich, où il purge sa peine dès le 15 avril 1777. C’est là qu’il aurait été reconnu comme un ancien maître de l’académie Warrington, cette année-là, par M.Lloyd, en présence de M.Harford.


Il faudra attendre les années 1960 et l’intervention décisive de Robert Darnton, dans son article «Marat n’a pas été un voleur : une lettre inédite» [7], pour que le bon sens l’emporte enfin. R. Darnton produit pour la première fois une lettre datée du 14 mai 1776, que Jean-Paul Marat, en visite chez ses parents à Genève, écrit à Frédéric-Samuel Ostervald, directeur de la Société Typographique de Neuchâtel et soutien amical de la famille [8].

A moins de lui attribuer le don d’ubiquité, il devient alors inconcevable que Marat se trouve en même temps à Genève en famille et condamné aux travaux forcés pour vol!


A travers ce texte-ci, il est question de montrer à quel point une fable peut avoir la vie dure, se nourrir de n’importe quoi, passer par-dessus des incohérences de plus en plus flagrantes. Ceci amène à proposer une hypothèse sur ses fonctions. Elle sert d’abord aux détracteurs de Marat d’une manière générale.

Comment prendre au sérieux un grave délinquant ? De manière plus symbolique maintenant, elle vole à Marat, très tôt, l’accès à l’étude des travaux de cette époque. Or, les livres qu’il publie pendant les années passées en Angleterre et qu’il a cherché à faire connaître en France : De l’Homme et The Chains of Slavery [9] constituent une clé importante pour pénétrer sa pensée politique et en établir la cohérence.



NOTES

[1] «quand il peut, Marat vole, notamment dans l’Ashmolean Museum d’Oxford – il sera emprisonné, condamné aux travaux forcés et s’évadera.»

[2] cfrt «Le libelliste Gorsas, aux sources de la légende noire de Marat», document 33 du Guide de lecture des Œuvres Politiques de Jean-Paul Marat 1789-1793, Bruxelles : POLE NORD, tome X, 1995, pp. 1511*-1522*.

[3] Claudine Cavalier dans le chapitre : Etudes sur des points particuliers – La corruption et le «complot de l’étranger» -  s’est attachée avec une grande utilité à inventorier les ouvrages touchant à ces questions pour divers personnages de la Révolution française. Elle relève, par exemple, à quel point un auteur comme Olivier Blanc, qui se voudrait un continuateur d’Albert Mathiez, «use de ses sources sans discernement et mélange allègrement, pour construire ses dossiers d’accusation, témoignages oraux, citations de seconde main et simples mentions de personnes dans des contextes divers, mais surtout pratique avec bien trop peu de scrupules le passage de la vague présomption à l’accusation la plus formelle pour convaincre ses lecteurs». C’est Olivier Blanc qui s’est évertué dans la notice Wikipedia sur Marat à laisser entendre que tout ce qu’avait fait celui-ci était lié à un rôle d’agent secret, grassement payé par l’Angleterre.

http://www.royet.org/nea17891794/notEtudes ses/bibliographie/historio_terreur.htm).

[4] Rachel Hammersley, dans son article «Jean-Paul Marat’s The Chains of Slavery in Britain and France, 1774-1833», The Historical Journal, 48, 3, 2005, cite encore H. Merivale, «A few words on Junius and Marat », Historical studies, London, 1865 et R. Chambers [ed.], The books of days : a miscellany of popular antiquities, London and Edinburgh, 1888.

[5] Charles Vellay, La Correspondance de Marat, recueillie et annotée par Charles Vellay, Paris : Fasquelle, L’Elite de la Révolution, 1908.

[6] Gottschalk Louis Reichenthal, Jean-Paul Marat : a study of radicalism, Chicago : The University of Chicago Press, 1924. (rééd. New Tork ; Greenberg, 1927 ; London : Allen & Unwin Ltd, 1927.

Gottschalk Louis Reichenthal, Jean-Paul Marat, l’Ami du Peuple, traduit de l’anglais par G. Léon, Paris : Payot, Bibliothèque historique, 1929.

[7] Darnton Robert, «Marat n’a pas été un voleur : une lettre inédite», Annales historiques de la Révolution française, 185, Paris, 1966.

[8] Cette lettre de Jean-Paul Marat à F.-S. Ostervald du 14 mai 1776 se retrouve reproduite en version manuscrite et imprimée dans le «Chantier Marat 8», pp. 25-31.

[9] C’est pour rappeler cette cohérence théorique, tout en pointant des stratégies nouvelles que les pouvoirs exécutifs mettent au point au fil de trois ans de révolution, que POLE NORD a édité en versions parallèles The Chains of Slavery (1774) et Les Chaînes de l’Esclavage (1793).





Charlotte Goëtz-Nothomb