Rue des Cordeliers, au cœur de la section du Théâtre-Français
La vie de Marat et de Simonne Evrard connaît, dans les mois qui suivent et jusqu’à l’assassinat, un grand nombre d’événements et de retournements de situations. Même si Marat est contraint de loger parfois ailleurs qu’au 30, rue des Cordeliers, l’imprimerie, elle, reste toujours au même endroit. Et bien évidemment, Marat revient dès que possible près de sa compagne et de ses collaborateurs. Dans cette section du Théâtre-Français, il est un personnage connu et les documents indiquent qu’il ne fut jamais dénoncé, puisqu’en avril 1793, Louis-Jérome Gohier, ministre de la Justice, propose à la Convention de faire suivre tous les colporteurs du Journal de la République française, pour savoir où il se cache [17]. En outre, même si Marat a toujours gardé à leur égard une grande autonomie et compte en leur sein des adversaires, le Club des Cordeliers, tout proche, et les Jacobins, dont il sera même un moment président, le soutiennent dans certaines circonstances.
Le domicile de Simonne sert donc d’annexe à l’atelier d’imprimerie, la maison étant à la fois ouverte vers l’extérieur et sous contrôle. Ainsi Marie-Barbe Aubain qui aura des soucis avec la justice en 1794 (en même temps que Simonne et Albertine) est à la fois ouvrière à l’imprimerie et portière. Catherine Evrard (21 ans), la sœur cadette de Simonne, vit avec le couple et participe aux travaux comme à la surveillance. Marat, même malade, a une vie sociale dense : il provoque des rencontres rue des Cordeliers ou y reçoit des délégations. Le 12 juillet 1793, mandatés par les Jacobins, le peintre Jacques-Louis David et Nicolas-Sylvestre Maure sont venus prendre des nouvelles de sa santé.
Les divers témoignages qu’on trouve dans le procès-verbal des scellés [18] se recoupent pour préciser l’entourage de Marat et les mesures de sécurité prises pour le protéger.
Le moment de l’attentat
Regroupant les informations concordantes qui proviennent des témoignages rendus lors de l’instruction et du procès de Charlotte Corday, l’historien Guillaume Mazeau donne cette description très précise des circonstances de l’attentat :
Vers 19h.30, outre Corday et Marat, cinq personnes sont présentes dans l’appartement. Marat vient à peine de faire entrer Corday [19] dans son cabinet. Dans l’antichambre contiguë, Marie-Barbe Aubain, la portière de l’immeuble, revient de la chambre où Catherine Evrard lui a fait lire un journal modéré, et retourne à son travail : elle doit plier les derniers exemplaires du Publiciste de la Révolution française, à peine sortis des presses voisines. Elle est aidée par le commissionnaire Laurent Bas, qui s’apprête à les porter ensuite au ministère de la Guerre. Catherine Evrard sort du cabinet où elle vient de donner à boire à Marat. Elle entre dans la cuisine, où Jeannette Maréchal saisit une cuillère pour écraser de l’argile mélangée à de l’eau d’amande. Cette mixture doit soulager les douleurs de peau dont souffre Marat. Quant à Simonne Evrard, elle se dirige vers le cabinet de toilette, dont la porte a été laissée entrouverte. C’est à ce moment précis que retentit le cri de Marat.
Le 29 juillet 1793, Simonne Evrard elle-même a fait une déposition sur la journée du 13 juillet, devant le Tribunal révolutionnaire, en présence de Charlotte Corday. On retrouve la trace de ce témoignage, confirmé par sa soeur Catherine, dans le n° 210 du Moniteur de ce 29 juillet 1793 :
La citoyenne Evrard (Simonne) dépose que l’accusée s’est présentée le matin du 13 juillet chez le citoyen Marat, où elle, déposante, demeurait; qu’elle a écrit une lettre qui l’a fait recevoir le samedi à 8 heures du soir; qu’un cri, parti du cabinet où se trouvait le bain de Marat, l’a fait accourir; qu’elle a trouvé l’accusée debout contre un rideau de l’antichambre, qu’elle l’a prise par la tête et qu’elle a appelé des voisins; que ces voisins étant venus, elle a couru à Marat qui l’a regardée sans rien dire; qu’elle a aidé à le sortir du bain et qu’il a expiré sans proférer une parole.
Après la mort de Marat
Après l’assassinat, Simonne va se trouver au centre d’un tourbillon qu’elle va affronter d’abord très seule [20] et où vont se mêler les cérémonies de l’enterrement, les commémorations un peu partout en France, les mises sous scellés successives et, dans le même temps, les tentatives les plus hardies pour dénaturer les apports de Marat, voler sa notoriété et celle de son journal. Le samedi 13 juillet, Claude-Louis Thuillier, juge de paix de la section du Théâtre-Français et Antoine-Marie Berthout, secrétaire greffier se rendent rue des Cordeliers dans le but d’apposer les scellés sur les meubles et les effets appartenant à Marat, afin de conserver les droits des «appelés à la succession dudit citoyen Marat, à la conservation des droits de tous autres qu’il appartiendra.»
Commence alors la première mise sous scellés de deux placards d’armoire, d’une bibliothèque, d’un secrétaire, d’une commode, d’une toilette, de deux consoles en acajou, de deux sphères, d’une boîte dans laquelle il y a une machine électrique et d’un lit en fer. Simonne Evrard fait les réserves d’usage concernant les meubles qui lui appartiennent et qui n’ont été scellés qu’à raison des papiers qu’ils pouvaient contenir. Les scellés sont «laissés en la charge et garde de ladite Simonne Evrard, qui s’est du tout chargée et rendue gardienne pour le représenter quand elle en sera requise comme dépositaire judiciaire.»
Albertine (33 ans) et Jean-Pierre (25 ans) Marat arrivent enfin à Paris après la deuxième levée des scellés. Avant toute chose, par une lettre datée du 22 août 1793 et publiée le 26 dans le Journal de La Montagne, ils réaffirment qu’ils considèrent Simonne comme la femme de Marat et leur «sœur».
Mais avant cela, Simonne Evrard est surtout connue de ses contemporains par l’apparition qu’elle fait, le 8 août 1793, à la tribune de la Convention nationale, où elle est introduite par Robespierre en personne. L’adresse qu’elle destine à la Convention montre qu’elle est très au courant de l’ensemble du contexte politique passé et présent et sait combien son rôle, et bientôt celui de la sœur de Marat, Albertine, seront délicats. Il faut noter qu’à ce moment, le titre de veuve ne lui est contesté par personne, alors qu’au sein même de l’Assemblée, les ennemis de Marat sont nombreux : Carra, Ducos, Dulaure, Jacques Roux, Leclerc…
Je ne viens point vous demander les faveurs que la cupidité convoite ou que réclame l’indigence. La veuve de Marat n’a besoin que d’un tombeau. Avant d’arriver à ce terme heureux des tourments de ma vie, je viens vous demander justice des attentats nouveaux commis contre la mémoire du plus intrépide et du plus outragé des défenseurs du peuple. Ces monstres, combien d’or ils ont prodigué! Combien de libellistes hypocrites ils ont stipendié pour couvrir son nom d’opprobre! Avec quel horrible acharnement ils se sont efforcés de lui donner une existence politique colossale et une célébrité hideuse, dans la seule vue de déshonorer la cause du peuple, qu’il a fidèlement défendue; aujourd’hui tout couverts de son sang, ils le poursuivent jusqu’au sein du tombeau; chaque jour, ils osent encore assassiner sa mémoire, ils s’efforcent à l’envi de peindre sous les traits d’une héroïne intéressante le monstre qui plongea dans son sein le fer parricide. On voit jusque dans cette enceinte les plus lâches de tous les folliculaires, les Carra, les Ducos, les Dulaure, la vanter sans pudeur dans leurs pamphlets périodiques, pour encourager ses pareilles à égorger le reste des défenseurs de la liberté. Je ne parle point de ce vil Pétion qui, à Caen, dans l’assemblée de ses complices, osa dire à cette occasion que l’assassinat était une vertu. Tantôt la scélérate perfidie des conspirateurs, feignant de rendre hommage à ses vertus civiques, multiplie à grands frais d’infâmes gravures, où l’exécrable assassin est présenté sous des traits favorables, et le martyr de la patrie défiguré par les plus horribles convulsions. Mais voici la plus perfide de leurs manoeuvres: ils ont soudoyé des écrivains scélérats qui usurpent impudemment son nom et défigurent ses principes, pour éterniser l’empire de la calomnie dont il fut la victime! Les lâches! ils flattent d’abord la douleur du peuple par son éloge, ils tracent quelques peintures vraies des maux de la patrie, ils dénoncent quelques traîtres voués à son mépris; ils parlent le langage du patriotisme et de la morale, afin que le peuple croie encore entendre Marat; mais ce n’est que pour diffamer ensuite les plus zélés défenseurs qu’il ait conservés; c’est pour prêcher, au nom de Marat, des maximes extravagantes que ses ennemis lui ont prêtées, et que toute sa conduite désavoue.
Je vous dénonce en particulier deux hommes, Jacques Roux et le nommé Leclerc, qui prétendent continuer ses feuilles patriotiques et faire parler son ombre pour outrager sa mémoire et tromper le peuple; c’est là qu’après avoir débité des lieux communs révolutionnaires, on dit au peuple qu’il doit proscrire toute espèce de gouvernement; c’est là qu’on ordonne en son nom d’ensanglanter la journée du 10 août, parce que de son âme sensible, déchirée par le spectacle des crimes de la tyrannie et des malheurs de l’humanité, sont sortis quelquefois de justes anathèmes contre les sangsues publiques et contre les oppresseurs du peuple; ils cherchent à perpétuer après sa mort la calomnie parricide qui le persécutait et le présentait comme un apôtre insensé du désordre et de l’anarchie. Et qui sont ces hommes qui prétendent le remplacer? C’est un prêtre qui, le lendemain même du jour où les députés fidèles triomphèrent de leurs lâches ennemis, vint insulter la Convention nationale par une adresse perfide et séditieuse; c’est un autre homme non moins pervers, associé aux fureurs mercenaires de cet imposteur. Ce qui est bien remarquable, c’est que ces deux hommes sont les mêmes qui ont été dénoncés par lui, peu de jours avant sa mort, au Club des Cordeliers, comme des gens stipendiés par nos ennemis pour troubler la tranquillité publique et qui, dans la même séance, furent chassés solennellement du sein de cette société populaire.
Quel est le but de la faction perfide qui continue ces trames criminelles? C’est d’avilir le peuple qui rend des hommages à la mémoire de celui qui mourut pour sa cause, c’est de diffamer tous les amis de la patrie, qu’elle a désignés sous le nom de Maratistes ; c’est de tromper peut-être tous les Français de toute la république qui se rassemblent pour la réunion du 10 août, en leur présentant leurs écrits perfides dont je parle comme la doctrine du représentant du peuple qu’ils ont égorgé; c’est peut-être de troubler ces jours solennels par quelque catastrophe funeste. Dieux! quelle serait donc la destinée du peuple, si de tels hommes pouvaient usurper sa confiance! Quelle est la déplorable condition de ses intrépides défenseurs, si la mort même ne peut les soustraire à la rage de leurs assassins! Législateurs, jusqu’à quand souffrirez-vous que le crime insulte à la vertu? D’où vient aux émissaires de l’Angleterre et de l’Autriche cet étrange privilège d’empoisonner l’opinion publique, de dévouer les défenseurs de nos lois aux poignards et de saper les fondements de notre république naissante? Si vous les laissez impunis, je les dénonce ici au peuple français, à l’univers. La mémoire des martyrs de la liberté est le patrimoine du peuple; celle de Marat est le seul bien qui me reste; je consacre à sa défense les derniers jours d’une vie languissante. Législateurs, vengez la patrie, l’honnêteté, l’infortune et la vertu, en frappant les plus lâches de tous leurs ennemis.
Lors des cérémonies qui auront lieu après la mort de Marat, on trouvera dans la bouche de divers orateurs cette reconnaissance de la place de Simonne: «sa compagne inséparable», dira Alexandre Rousselin, «sa compagne chérie», dira le frère de Le Peletier, son «épouse digne et chérie», dira le citoyen Hiver.
Et dans sa Réponse aux détracteurs de l’Ami du Peuple, Albertine Marat, elle aussi, parle d’elle avec estime et de l’affection:
Ne trouvant de secours qu’auprès des personnes peu fortunées, il eût succombé à ses malheurs. Peuple, ton bon génie en décida autrement: il permit qu’une femme divine, dont l’âme ressemblait à la sienne, consacrât sa fortune et son repos, pour te conserver ton ami.
Femme héroïque, reçois l’hommage que tes vertus méritent: oui, nous te le devons. Enflammée du feu divin de la liberté, tu voulus conserver son plus ardent défenseur. Tu partageas son sort et ses tribulations: rien ne pût arrêter ton zèle; tu sacrifias à l’Ami du peuple et la crainte de ta famille et les préjugés de ton siècle. Forcée ici de me circonscrire, j’attendrai l’instant où tes vertus paraîtront dans tout leur éclat.
La suite des événements qui concernent Albertine Marat et Simonne Evrard, les retrouve unies dans la défense de leur frère et époux et dans le projet de publier enfin ses Œuvres Politiques et Patriotiques.
NOTES
[1] Consulter aussi sur ce site l’article François Chèvremont.
[2] Appellations distribuées, entre autres, par Michelet, Lamartine, Esquiros, Vatel, Defrance, Lacroix, Lenôtre.
[3] Procès-verbal de l’apposition des scellés, 30 rue des Cordeliers, après l’assassinat de Marat. AN F/7 4385.
[4] Archives de la Préfecture de Police – Interrogatoire de Simonne Évrard – Livre d’écrou de Sainte-Pélagie, 1801.
[5] Lettre de M. Goupil-Louvigny à François Chèvremont du 11 juin 1866. Voir sur ce site, le document Correspondance entre F. Chèvremont et M. Goupil-Louvigny
[6] Extraits des registres et actes de naissance de la ville de Tournus.
[7] Voir, en particulier, deux lettres entre le notaire Bompas et François Chèvremont en juillet 1866.
British Library, Fonds François Chèvremont – Dossier 9 – Correspondance relative à Simonne Évrard – 9.1.
[8] Ce texte est recopié sur l’original manuscrit, trouvé lors de la levée des scellés dans l’appartement de Simonne Evrard, le 26 juillet 1793. Le procès-verbal rédigé par l’huissier indique que l’on pouvait trouver dans un petit portefeuille déposé dans un secrétaire «une promesse de mariage de la part dudit citoyen Marat en vers ladite citoyenne Evrard écrite en entier et signée de la main dudit Marat et dont nous avons à la requisition de ladite citoyenne Evrard et en présence desdits citoyens Drouet, Guffroy, Dubois, Hebert, Bergot et autres citoyens fait lecture et qui est ainsi conçue».
Suit le texte repris ci-dessus. Archives de la Seine D11 U1 18.
[9] Gottschalk Louis Reichenthal, Jean-Paul Marat, l’Ami du peuple ; traduit de l’anglais (Jean-Paul Marat : a study in radicalism) par G. Léon, Paris : Payot, Bibliothèque historique, 1929.
[10] Pour une caractérisation de cette période, voir le Guide de lecture des Œuvres Politiques de Marat 1789-1793, Bruxelles : POLE NORD, tome VI, pp. 1083*-1086*.
[11] On trouve, dans le journal de Marat des références à l’expression «machine politique» aux pages 3270-3271, 3295, 3311, 3553, 3564, 3570, 3587, 3615, 3630, 3639, 3652-3653, 3705-3706 de l’édition De Cock-Goëtz-Nothomb des Œuvres Politiques de Jean-Paul Marat, op. cit., Guide de lecture, tome VI, pp. 1122*-1126*.
[12] « … il y a environ quinze mois tu envoyas chez moi (écrit Jacques Roux en juillet 1793) un citoyen… M. Legros, car c’est le nom que tu portais….» - Jacques Roux à Marat, BnF Ln27 18057.
Ce document indique formellement une période de clandestinité soutenue en mars-avril 1792, mais confirme aussi que Marat connaissait les sœurs Evrard avant cette date.
[13] L’ouvrage L’Ecole du Citoyen est encore mentionné dans les scellés posés après la mort de Marat. Il est prévu qu’il sera imprimé dans le cadre de l’édition des Œuvres Politiques et Patriotiques que Simonne Evrard tentera de reprendre. Et puis, il disparaît…
[14] Lettre de M. Bompas à François Chèvremont de juillet 1866. British Library – Fonds François Chèvremont – Dossier 9 – Correspondance relative à Simonne Evrard – 9.1.
[15] Archives de la Seine - Procès-verbal de la pose et de la levée des scellés au domicile de Marat,
les 13, 14, 18, 19 et 26 juillet 1793.- D11 U1 18.
[16] Voir Perroud Claude, «Roland et la presse subventionnée», Révolution française, LXII, 1912. Avant l’emploi de la dénomination «faction des Hommes d’État», Marat emploie successivement «faction Brissot» (trop personnel), «faction des députés de Paris et de la Gironde» (trop compliqué et inexact car elle ne comprend ni tous les députés de Paris, ni tous les Girondins). Le terme «Girondins» l’emporte quand ce parti lui-même polarise l’opposition sur le débat Paris-Province.
[17] Archives Nationales BB30 24, 21 avril 1793. Pour la période fin 1792-juillet 1793, voir le Guide de lecture des Œuvres Politiques, op.cit., tome X.
[18] Sur la Rue des Cordeliers et le quartier environnant, voir Mazeau Guillaume Le bain de l’histoire – Charlotte Corday et l’attentat contre Marat 1793-2009, Paris, Champ Vallon, 2009 , pp. 54-64 ; les travaux de Garrioch David, dont The Making of Revolutionary Paris, Berkeley : University of Columbia Press, 2002 ; ceux de Burstin Haïm, dont L’invention du sans-culotte. Regards sur le Paris révolutionnaire, Paris : Odile Jacob, 2005.
On peut consulter sur le net les témoignages de Simonne Evrard, Catherine Evrard, Laurent Bas, commissionnaire, Marie Barbe Aubain, portière et ouvrière, Jeannette Maréchal, cuisinière…
[19] Comment Corday a-t-elle été annoncée ? On sait que c’est Marat lui-même qui demande qu’on la laisse entrer. Sans doute le sujet de sa requête l’intéresse-t-il, mais on peut aussi remarquer que la meurtrière porte les prénoms de deux de ses sœurs : Marie-Anne et Charlotte.